Jadis, si je me souviens bien

Jadis, si je me souviens bien

Paru le 24 septembre 2009
ISBN : 978-2-86645-708-2
Livre en librairie au prix de 22 €
496 pages
Racines


Au cours de l’automne 1986 les journaux parisiens publièrent la photographie d’un hémicycle de montagnes enneigées dominant une plaine étroite où se devinaient les toits d’une agglomération. Il s’agissait d’Albertville enfin promue, après un long suspens, capitale des prochaines olympiades d’hiver. Ce n’était pas l’honneur échu à ma ville natale qui me bouleversa mais la parfaite similitude entre ce paysage de carte postale – multiplié plus tard dans le monde entier par les affiches officielles – et une image gravée au plus profond de moi-même car liée à l’instant inoubliable du premier souvenir de mon existence.
Est-il besoin de rappeler que Heidegger substitue le Dasein, «l’être là », au Cogito cartésien? Que, pour Merleau-Ponty, le premier acte de perception par lequel la nature se dispose autour de l’enfant demeure la source absolue? Que Sartre a évoqué le «surgissement de la conscience» d’où dérive toute réalité ? C’est à l’âge de quatre ans que j’ai vécu ce moment fantastique. L’amnésie infantile ayant effacé les moindres vestiges de mes années antérieures, je n’hésite pas à qualifier de véritable naissance, de big bang intime, une certaine seconde du mois d’octobre 1926 qui a déterminé simultanément le point de départ de «l’univers pour moi» et de mon activité consciente. Lorsque la photo du journal m’en restitua la fulgurance – aussi vive que celle de ces «explosantes fixes» chères à André Breton –, ma surprise fut d’autant plus forte que le cadrage du cliché coïncidait au centimètre près avec celui de mon souvenir originel, comme si l’opérateur avait actionné son déclic de l’endroit même où, soixante ans plus tôt, accroupi dans une pénible attente, je contemplais les crêtes blanches fermant l’horizon.
Ce panorama métaphysique fut soudain occulté par le glissement d’une masse noire qui s’immobilisa devant moi. Pétrifié de honte, relevant peu à peu la tête, j’identifiai successivement des bottines, une jupe longue, les basques d’une jaquette, un col de renard, un grand chapeau muni d’une voilette, écran impénétrable d’où tombèrent ces mots: «Que fais-tu là mon pauvre petit? »
Hélas, je ne faisais rien1. Muet, maudissant ma constipation et la curiosité de la grosse dame, je me penchais en avant afin de mieux dissimuler la culotte de tricot rabattue sur mes genoux, feignant d’observer par jeu le sol du jardin que parcourait une file de punaises rouge et noir dites «gendarmes». Disparaissant derrière moi, les bestioles se dirigeaient vers la fosse cimentée qui recueillait nos déchets de cuisine, les mauvaises herbes, le trop-plein des cabinets, fondus dans une crème brune où des myriades d’insectes nageaient avec allégresse, plongeaient, virevoltaient en dessinant les arabesques d’un ballet brownien tandis que des carabes dorés escaladaient les brindilles et les trognons de mon terrain de chasse habituel. La forte odeur de purin ainsi que mon silence découragèrent sans doute l’intruse: elle disparut en me rendant les montagnes et leur dentelle de neiges, au-delà des vignes jaunes.
Rajustant ma culotte, je contourne la maison, intimidé par la foule qui piétine le gravier de la cour. Je m’insinue dans les jambes des visiteurs, ils ne cessent d’affluer de l’allée venant de la route vers le salon du rez-de-chaussée, bruissant de sanglots étouffés et de chuchotis. Mon grand-père est étendu sur un lit, en costume du dimanche. « Il est malade, il dort », dit Mme Favre, ma nourrice. « Viens, je t’emmène en promenade.» Bientôt nous grimpons sur la colline par le sentier du lavoir qui nous conduit à travers les prés au-dessus du cimetière. Le vent fait valser des tourbillons de feuilles mortes au son d’une musique étrange provenant du village. La rumeur cuivrée ne cesse de grandir, éclate soudain à nos pieds et la fanfare, débouchant de la rue principale, vire dans notre direction. Les instruments scintillent, les casquettes des souffleurs ondulent en cadence, suivies d’un cortège hérissé de bannières; il passe sans s’arrêter devant l’église et son clocher à bulbe. Le flot des marcheurs envahit les allées du cimetière et s’étale comme une flaque d’encre noire entre les pierres tombales. Dans un coin où s’amoncellent fleurs et couronnes, les assistants immobiles écoutent un monsieur qui lit un papier en secouant le bras. Je n’établis aucun lien entre le spectacle et le sommeil de mon grand-père. Regrettant la belle musique, j’observe les drapeaux que le vent soulève. Ce jour qui fut pour moi la création du monde s’achève ainsi : la colline à l’assaut du ciel, la ronde des feuilles au milieu du sentier, et en bas de l’autre côté du mur l’orateur gesticulant devant une assemblée si nombreuse que des groupes sont juchés sur les dalles des tombeaux. Tenant la main de ma nourrice, je constate d’un ton paisible: « Il y a beaucoup de gens », un peu étonné toutefois du chagrin de Mme Favre qui répète: « Oui, il y a beaucoup de gens», en se tamponnant les yeux de son mouchoir.
L’apparat solennel, les discours, cette assistance considérable rendaient un triple hommage à mon grand-père Louis Biguet, instituteur retraité, notable franc-maçon et ancien maire de Saint-Sigismond, commune autrefois indépendante, annexée aujourd’hui par Albertville, au début de la Combe de Savoie. Cette plaine étroite que sillonne l’Isère est encadrée de deux massifs montagneux : à l’est, les chaînes granitiques aux formes émoussées du Beaufortin et du Grand Arc, à l’ouest les abrupts calcaires des Bauges. Mes grands-parents maternels sont issus de ces deux versants, mon aïeul de Cléry, dans les Bauges, son épouse Caroline Biguet (née Laurent) de Bonvillard, au pied du Grand Arc. D’antiques lignées montagnardes, ils ont pour ancêtres les Allobroges, peuple celte métissé d’une race alpine dont nous conservons la tête carrée. Je ne suis qu’à demi savoyard puisque mon père, Nivernais, est d’ascendance germanique comme le prouve le nom de Rolland (ou Roland) dérivé du vieil allemand Rhod land, «Gloire du pays», titre donné aux valeureux guerriers. En dépit de cette prestigieuse référence, je me sens plus proche des Allobroges: né sur leurs terres, j’y ai grandi jusqu’à l’âge de dix ans, car mes parents expatriés en Turquie m’avaient confié aux soins de ma grand-mère.
Situés à la même altitude, Bonvillard et Cléry accusent de nettes différences. Le versant de ma grand-mère, où l’ombre règne jusqu’au crépuscule, n’offre que des sols pauvres et des forêts de sapins alors qu’en face les pentes ensoleillées sont couvertes de cultures, de vignes et de vergers. Ce que nous appelons ubac et adret étaient désignés par les anciens Chinois sous le nom de Yin et Yang dont les significations initiales se sont élargies, symbolisant d’abord le froid, l’obscur, opposés à la chaleur, à la lumière puis imprégnant tous les développements philosophiques ultérieurs. « Une fois Yin, une fois Yang, c’est là le Tao », écrit le Hi-ts’en. Je prends le Tao dans son acception restreinte, la Voie, la puissance qui régit l’univers et les destinées individuelles. Malgré une modestie que certains de mes amis jugent même excessive, me voici contraint de risquer un parallèle qui me vient à l’esprit. Tel le narrateur de La Recherche partagé tour à tour, au hasard de ses promenades, entre le charme « du côté de Méséglise » et du parc de Swann, et la fascination altière « du côté de Guermantes », n’ai-je pas été dans mon enfance pénétré par les mystérieux effluves des deux « côtés », de Cléry et de Bonvillard?
J’ai maintes fois vérifié que les montagnards de l’adret sont plus joyeux et sociables que ceux de l’ubac. Mon grand-père était un bon vivant, généreux, serviable, prompt à remonter de la cave avec une bouteille cachetée de cire rouge, tandis que ma grand-mère, plus jeune que lui, conservait une physionomie austère, méditative, rarement égayée d’un sourire. Je n’ai jamais pris au sérieux les astrologues qui prétendent expliquer votre caractère par la position des étoiles à l’heure de votre naissance ; la conjonction de facteurs géo-climatiques me semble plus probante : l’ambivalence de ma personnalité ne serait-elle pas due aux influences contradictoires que je viens de mentionner ? J’aime rire, plaisanter, boire avec les copains; cet apparence optimiste, solaire, extravertie, théoriquement conforme au signe du Lion (je suis né le 26 juillet 1922), masque des phases « saturniennes» empreintes de tristesse, voire de neurasthénie, sans causes apparentes, ou plutôt si nombreuses que je les résumerai en empruntant à Unamuno son titre célèbre, « le sentiment tragique de la vie». Dernière remarque: ma grand-mère retournait fréquemment dans son pays natal dont l’ambiance m’a beaucoup plus marqué que nos brèves excursions du côté de Cléry.
Levés de bonne heure, lestés d’un sac de cuir et de baluchons, nous prenions le train jusqu’à Frontenex, point de départ de la longue marche. Après la traversée de la plaine, l’ascension commençait à Sainte-Hélène-sur-Isère, et en fin de matinée nous approchions du Villaret, le berceau des Laurent dits «les Bougins» (ceux qui aiment remuer) mais au lieu d’aller chez l’oncle Victorin, nous quittions la route de Bonvillard pour gagner par des sentiers le hameau de La Léchère où Catherine Berthet, sœur cadette de ma grand-mère, nous hébergeait dans son école. Les sapins avec leur écorce rougeâtre et crevassée, leurs branches courbées en queues de chien qui, sous les futaies hautes comme des nefs de cathédrales, occultaient le soleil, nous enfermaient dans une pénombre hachurée d’averses lumineuses, décor sauvage à la Turner empli par un torrent, le nant Borrian, d’une rumeur de tempête.
Puis le vacarme s’apaisait, les arbres s’espaçaient aux abords d’une dépression vallonne où pointaient des toits de chaume et, çà et là, d’énormes rochers émergeant des prés comme des icebergs de l’océan, reliefs «postiches» aussi étranges que les statues de l’île de Pâques, visiblement surimposés et venus d’ailleurs tels des bolides sidéraux, calmes blocs ici-bas chus non pas d’un désastre obscur mais d’un éboulement dont la cicatrice profonde, ravinée par les avalanches, entaillait encore le flanc du Grand Arc. Derrière les vergers et les haies apparaissaient enfin les maisons de La Léchère (de lesche, ou laîche, endroit humide propice aux mares et aux roseaux) blotties au pied d’un cirque montagneux, impasse qui semblait marquer les limites du monde habité.
À peine avions-nous déposé nos fardeaux que la tante Catherine, excellente personne mais grosse et laide, dotée d’un système pileux qui aurait pu lui ouvrir une carrière de femme à barbe, dévidait impatiemment la chronique locale. Infirmant la réputation des « Bougins», elle n’était jamais sortie de son trou (à part un bref séjour en Tarentaise où l’avait exilé son premier poste d’enseignante), de sorte qu’ayant éduqué les générations successives du hameau elle en connaissait tous les secrets et les moindres faits divers. Imprégnée comme moi du sentiment tragique de la vie, elle ponctuait de bruyants soupirs et de « campoué… » (néologisme de son cru signifiant «hélas!… fatalité ! ») une énumération d’événements sinistres, enfants morts du croup ou de méningite, incendies, épidémies, épizooties, accidents de travail, récoltes compromises, etc., toutes calamités bien réelles découlant du climat rude et des conditions de vie quasi médiévales.
Pas d’électricité ni d’eau courante; de la fontaine coulait jour et nuit un filet glacé dont on remplissait les seaux de fer-blanc. À côté, le four communal qui, une fois par mois, cuisait d’énormes pains ronds à la croûte épaisse. Une polyculture primitive n’assurait que la nourriture, sans laisser de revenus monétaires. Le morcellement éparpillait les champs, les prés, les granges, les vignobles d’Aiton situés très loin vers le sud, à l’entrée de la Maurienne, tout cela exigeant des heures de marche ou des journées de carriole pour obtenir de faibles rendements et une piquette. Sans journaux ni TSF, coupés de leur époque, les paysans restaient en marge du temps et de l’histoire. Une troisième sœur Laurent, Louise, habitait près de l’école, en contrebas de la fontaine. La tante Louise nous recevait dans sa cuisine, au milieu des poules picorant le plancher disjoint maculé de leurs fientes. Devant son poêle de fonte noire elle surveillait le chaudron rempli de betteraves destinées aux cochons qui lançaient du dehors leurs couinements affamés. Toute menue, ridée, recroquevillée sur elle-même par les rhumatismes, nous proposant aussitôt malgré les protestations de ses sœurs «quâqué rin… on bocon» (un rien, une bouchée). Elle se traînait déjà vers la réserve en chassant la volaille à coups de tablier, pour revenir avec les dioz1, les œufs et de la farine destinés aux matafans. Son mari, Joseph Paquelet, d’une famille dite « los Gouitres», encore que chez lui le goitre se réduisît à une pomme d’Adam proéminente, était un fléau domestique, méchant et brutal. Noueux, édenté, les moustaches tombantes, coiffé d’un feutre difforme, il ne s’éloignait guère de la galerie extérieure couverte par l’avancée du toit où il bricolait au milieu d’un arsenal comprenant établi, enclume, petite forge, pied de fer, réparant ses outils et ses harnais, ressemelant les vieilles godasses qu’il examinait d’un air soupçonneux, en grommelant. Installées par ses soins, les «commodités» se réduisaient à une cabane de bois suspendue dans le vide contre la façade aveugle donnant sur les prés, sorte de mâchicoulis d’où tombaient par un trou, au lieu de poix bouillante ou de plomb fondu, les excréments qui souillaient le mur d’incrustations solidifiées, rebelles aux plus fortes pluies. Ce dédain du confort n’excluait pas un certain souci de l’étiquette; chez les Paquelet, comme chez les Guermantes ou les Villeparisis, les enfants vouvoyaient leurs parents et j’étais toujours surpris d’entendre Pauline, Victorin, Francis, donner du « vo» à leur pauvre mère, et au tyran loqueteux qui nous terrorisait.
Du côté des Biguet les mamelons verts et touffus des collines se superposent et s’enchevêtrent jusqu’aux murailles du crétacé d’où se détache la pyramide de la Belle Étoile. Sous le col de Tamié et son couvent de trappistes voués au silence, les gros villages cachés par une végétation exubérante: Allondaz, Mercury, Plancherine, Verrens-Arvey, Cléry, balcon ensoleillé qu’orne une église romane. De là, on parvient à discerner juste en face, de l’autre côté de la vallée, le clocher de Bonvillard pointant entre les sapins. Malgré la faible distance (six ou sept kilomètres à vol d’oiseau), les deux communes n’entretenaient pratiquement aucune relation, lors des rencontres annuelles du champ de foire d’Albertville. Maurice Biguet, neveu de mon grand-père, se plaisait à raconter comment un étranger plutôt farouche d’aspect s’était présenté un soir, du temps de Poincaré, en expliquant qu’il arrivait de Bonvillard pour livrer des bêtes, qu’il lui faudrait au retour marcher une partie de la nuit, qu’il faisait partie de la famille en tant que «beau-frère à la Caroline»… Le Gouitre (car c’était lui) espérait naturellement le couvert et le gîte, ce qu’il obtint sans peine. Maurice, qui racontait son morceau de bravoure avec une expression rêveuse convenant aux aventures exceptionnelles, concluait toujours par la même phrase soulignée du poing: «On l’a bien reçu, il a bien mangé, bien bu bien dormi… Il est reparti le lendemain matin, on ne l’a jamais revu», cette ultime remarque ne devant pas être interprétée comme une critique de la désinvolture ou de l’ingratitude de Joseph Paquelet, mais comme le constat d’un fait normal, inhérent à des régions trop éloignées l’une de l’autre. Quant à la répétition intentionnelle du mot «bien», elle permettait de marquer discrètement une certaine différence de niveaux de vie.
Il est vrai qu’une luminosité presque méridionale avantageait Cléry : les maisons en pierres calcaires étaient plus accueillantes, la piquette et le cidre meilleurs, les récoltes plus abondantes. Mais, comme à Bonvillard, la même polyculture dispersée ne procurait qu’un infime revenu. Si l’on mangeait mieux, on continuait à filer la laine au rouet, à tisser sur les métiers rudimentaires des chaussettes si rêches qu’elles tenaient debout toutes seules, des chemises, des draps inusables et rugueux au point d’irriter la peau. Trop petits pour être divisés, les domaines revenaient généralement au premier des garçons, en échange de menues compensations pour les autres héritiers. Selon l’usage, mon grand-père avait abandonné sa part à son frère aîné : Théophile. Plus tard, Paul, fils cadet de Théophile, agira de même au profit de Maurice, sans même attendre la mort du paternel. Paul Biguet, un spécimen typique de l’adret: débrouillard, plein d’allant, conteur hors pair. Conscient de son avenir médiocre s’il restait au pays, il prit un peu d’argent dans un tiroir, laissa une lettre jurant qu’il rembourserait sa dette dès qu’il le pourrait. Il dévala les pentes jusqu’à Frontenex, sauta dans le premier train pour Chambéry et le lendemain matin, à l’aube, se retrouva sur les pavés de la capitale. Tous les Savoyards débarquant sans ressources à Paris savaient où aller: chez Joseph Peyssel (un parent à nous) qui tenait un bistrot près de la gare de Lyon. Au lieu de jouer aux courses, il économisa ses pourboires, épousa une Auvergnate dont la mère possédait un restaurant; grâce à cette solide alliance nous le retrouverons plus tard, crémier opulent, avenue Mozart. Après la guerre, Joseph Peyssel vint finir ses jours à Cléry. Veuf, solitaire, regrettant l’animation de son comptoir, il était toujours assis sur un banc, devant sa maison. Je le revois, le vieil Allobroge aux yeux bleu clair, à la moustache blanche frisottée qui rehaussait son teint de brique; il souriait et me hélait de sa voix douce, fatiguée: « Tu as bien un petit moment, Jacques, je descends à la cave, on va boire une bonne bouteille. »
Paul Biguet me répétait souvent: « Ton grand-père, c’était un saint. Si tu passes un jour à Fréterive, va au café, tu ne peux pas te tromper, il n’y en a qu’un, et dis au patron que tu es le petit-fils de son ancien instituteur, il t’en parlera les larmes aux yeux. Et bois autant de chopines que tu veux, je te garantis que tu n’auras rien à payer! » Né en 1857, mon grand-père demeura sujet du royaume de Piémont-Sardaigne pendant trois ans, jusqu’à l’intervention de Napoléon III en Italie qui entraîna le retour de la Savoie à la France. Ses aïeux faisaient leur service militaire à Turin. Lorsque je franchis les Alpes et que je vois la plaine du Pô dans la brume, j’éprouve toujours une sorte d’allégresse stendhalienne, et je me sens un peu chez moi, via Roma, sous les collines qui ont inspiré Pavese.
Comme au temps de Stendhal, les jeunes paysans ambitieux contraints de quitter la terre pouvaient encore hésiter entre le rouge et le noir, avec cette différence que cette dernière option comptait maintenant deux variantes: le séminaire ou l’école normale d’instituteurs. Formés à un rythme intensif, les élèves-maîtres arboraient en effet des uniformes boutonnés jusqu’au col et de la même couleur que celle des soutanes. Ils allaient devenir les «hussards noirs» de la République comme les avait surnommés Charles Péguy. Sous les ordres de Jules Ferry, ils partirent à la conquête des campagnes, dégainant leurs sabres contre les partisans du cléricalisme et de la monarchie encore redoutables malgré l’échec de Mac-Mahon et de l’ordre moral. Missionnaires d’une croisade sans croix, colporteurs des Lumières, du progrès, des idéaux démocratiques, ils exerçaient leur métier comme un apostolat. Mon grand-père travaillait bien au-delà des horaires prévus, parvenant à éclaircir la cervelle des cancres les plus bornés, donnant des leçons particulières gratuites aux sujets les plus doués, se démenant pour leur obtenir des bourses, y allant parfois de sa poche, d’où cette réputation de saint laïc dont les bienfaits et les miracles, un demi-siècle plus tard, faisaient encore pleurer le cafetier de Fréterive.
Retour à Bonvillard, au versant Yin défavorisé où les duretés de l’existence multipliaient le nombre des émigrés; moins éveillés que ceux d’en face, ils préféraient l’option du rouge, celle de la tenue militaire, non pas le dolman chamarré de Lucien Leuwen, mais la vareuse du douanier, du gendarme ou du garde mobile, ce qui était le cas de plusieurs neveux de ma grand-mère. Retraités en pleine force de l’âge, nantis d’une pension fastueuse par rapport aux gains infimes de la charrue, ils revenaient chez eux gratter nonchalamment leurs jardins, enviés des pauvres culs-terreux auprès desquels ils faisaient figure de gentlemen-farmers. Le mari de ma grand-tante Catherine, François Berthet, portait lui aussi l’uniforme. Garde forestier, il régnait sur le sombre océan des sapins battant les crêtes dénudées du Grand Arc. Maigre et sec, moustachu, il avait un képi vert orné du cor de chasse, des culottes à passepoil jaune serrées dans des leggings, un ceinturon alourdi par l’étui d’un revolver. Toujours enclin au drame, Catherine, exagérant des propos d’ivrognes, prétendait qu’il devait la vie à son arme, certaines têtes brûlées, d’après elle, ayant promis de lui «faire la peau». Il est vrai qu’un zèle inflexible et de fréquents procès-verbaux à l’encontre des braconniers ou d’amateurs de coupes de bois illicites rendaient « Fanfoué » impopulaire, même chez des proches parents comme les Paquelet. Je le voyais rentrer le soir exténué par ses longues courses, s’effondrant sur une chaise pour tremper ses pieds nus, gonflés et rouges, dans une cuvette d’eau chaude. Tout en se massant les arpions, il narrait les incidents de sa journée, un passage de sangliers, une silhouette suspecte entrevue derrière les arbres, un campement de bûcherons italiens faisant cuire leur polenta dans une clairière. Les lointains théâtres de ces aventures m’étant interdits, je devais me contenter des environs immédiats de La Léchère pour jouer avec mon copain Jean Granger, dit « Jean de l’Agnès ». À l’image de son père, paysan ouvrier fou de mécanique, il était doué d’une grande habileté manuelle et confectionnait des véhicules à roulettes, des balistes, des écluses pour barrer les ruisselets. Expert dans le maniement de l’incomparable couteau Opinel, il transformait le sureau évidé en mirlitons, sifflets, bombardes, pompes à eau et, sous ses doigts, une branche de frêne devenait un guidon de motocyclette, les rameaux adjacents, coupés court, figuraient les manettes actionnant le démarreur, les gaz ou les freins.
Au cours d’un été prodigieux nos forêts désertes furent réveillées comme la Belle au bois dormant par les explosions de la dynamite. Une société capitaliste reprenait l’exploitation d’une mine de plomb argentifère délaissée depuis deux siècles. Des hommes baragouinant des langues inconnues élargirent les galeries au fond du cul-de-sac où naissait le nant Borian. C’était le Far West: non loin des baraquements construits pour loger les mineurs, une cantine décorée d’affiches de cinéma dispensait des alcools et des chansons nasillées par un phonographe à pavillon et nous vécûmes des journées fiévreuses autour de la cabane de planches sur pilotis pareille aux saloons Buffalo Bill. L’invasion étrangère, ses mœurs exotiques chambardèrent le hameau. La tante Catherine en prédisait lugubrement la fin prochaine, entre deux soupirs: les jeunes paysans embauchés sur place pour manier le pic ou effectuer des transports en se louant avec leurs charrettes et leurs chevaux gagnaient dans leur mois l’équivalent d’une année de travail aux champs! En outre, pervertis par les plaisirs de la cantine, ils n’accepteraient jamais de reprendre la fourche!
La fièvre moderniste contamina le père de Jean de l’Agnès. Escomptant tirer un bon profit de la fourniture de bois d’étayage, il entreprit la construction d’une scie hydraulique sur le torrent. Défi solitaire, acharné, titanesque, érigeant au pied d’un chaos de rocs et de sapins une machinerie complexe composée d’un canal de planche qui dérivait l’eau de la cascade sur une roue à aubes, laquelle devait actionner des bielles, des bras articulés, un train mobile poussant les troncs d’arbres à débiter. Tous les jours nous quittions la cantine en faisant vrombir nos «motos» pour observer la progression de la réssa1 dont les poutres claires, fraîchement équarries, enjambaient les eaux tumultueuses. L’ouvrage était prêt, lorsque la mine, non rentable, fut de nouveau abandonnée. La réssa demeura immobile sous les averses irisées, comme un insecte géant aux pattes jaunes, figé par la mort. Le départ des mineurs et des convois de charrettes ramena le calme, ainsi que les jeux traditionnels qu’interrompait parfois une mission accomplie avec plaisir: me rendre au chef-lieu pour rapporter quelque denrée manquante que l’on trouvait chez Justin Laurent, potentat local, maire, conseiller cantonal, propriétaire de l’unique automobile du coin ainsi que de l’épicerie-mercerie-quincaillerie, capharnaüm préfigurant les «supérettes» d’aujourd’hui, où le pain, le lard, le sucre, le café, le tabac, les bâtons de réglisse côtoyaient cordes et outils, pièces d’étoffes, sacs gonflés de céréales, d’engrais ou de sulfates. Une porte vitrée communiquait avec la buvette attenante dont la cour était bordée d’un terrain de boules et d’un hangar renfermant un gigantesque piano mécanique à manivelle. Là se déroulaient les «vogues» annuelles, les réunions de conscrits, les banquets. Là, avait eu lieu le repas de noces de Louise et de Joseph Paquelet, et ma grand-mère se rappelait encore les convives éméchés frappant les tables de leurs verres pour scander en chantant:

Baye à béra, baye à béré!
I José qué paga teu1 !…

Revendication surprenante, incompréhensible même, étant donné l’avarice de « José à los Gouitres » qui sans doute, la seule fois de sa vie, avait dû se montrer fastueux sous la pression collective.
La besace pleine, je reprenais la route de La Léchère, escorté par la rumeur des eaux qui suintaient de partout, des rochers, de la mousse des prés, se répandaient en minces filets alimentant au passage les mares à grenouilles et les abreuvoirs creusés dans des troncs d’arbres comme les pirogues des Sioux. Souvent, des nappes plus importantes traversaient la chaussée en déposant des traînées de sable aux paillettes scintillantes, miettes de minerai argentifère que l’érosion continuait d’arracher aux entrailles du Grand Arc alors que les hommes y avaient renoncé. Les vacances se terminaient; Victorin Laurent, le chef des Bougins, frère aîné de ma grand-mère et de Catherine, nous offrait un déjeuner d’adieu. Patriarche majestueux coiffé d’un feutre rond, lissant ses moustaches de phoque à la Flaubert, l’estomac débordant de sa ceinture de flanelle, il nous invitait d’un geste noble à prendre place au côté de son fils Florentin et de sa bru, tandis que son épouse Angeline, traînant ses longues jupes noires, achevait de mettre le couvert. La veille du départ, à la nuit tombante, je contemplais une clarté diffuse rouge-mauve montant de l’abîme: les lumières d’Albertville que nous allions retrouver après des heures de marche, à moins que «l’occasion» espérée par ma grand-mère, la guimbarde de Justin Laurent souvent convoqué par la sous-préfecture, ne nous dépose avec nos bagages à Saint-Sigismond devant un portail de fer encadré de deux piliers dont l’un était orné d’une plaque de marbre gravée « Villa Yvonne » en l’honneur de ma mère.
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« Ce livre raconte, à travers ses liens et ses rencontres, le destin d’une génération d’étudiants devenus résistants. C’est le récit vivant, à la fois plein de poésie et d’humour, y compris un peu d’autodérision, de tous les milieux intellectuels parisiens qu’il fréquentait, et, enfin, il s’arrête au moment décisif de sa rupture avec le communisme. Ce livre est la confession d’un enfant du xxe siècle, d’une très grande beauté d’écriture, alerte, évocatrice, gouailleuse parfois. Rolland avait écrit des romans, la plupart nourris de son expérience résistante, mais le roman véritable, celui de sa vie et de son destin, est ce livre même.» Extrait de la préface d’Edgar Morin

Jacques-Francis Rolland (1922-2008) est un écrivain, journaliste et résistant français. Après la Libération, il devient reporter pour le quotidien Ce soir puis collabore avec l’hebdomadaire Action. En 1952, il publie La chute de Barcelone et devient ensuite directeur littéraire du magazine France Observateur. Entre-temps, en 1956, il quitte le PCF. Parmi ses œuvres principales, Le grand Pan est mort (1956), Le grand capitaine (1976), Le Tango chinois (1970). Un dimanche inoubliable près des casernes (1984, Grand Prix du roman de l’Académie française), enfin Boris Savinkov, l’homme qui défia Lénine (1990).

Préface d'Egard Morin