Vladimir Jankélévitch

Vladimir Jankélévitch

Les dernières traces du maître
Paru le 17 septembre 2009
ISBN : 978-2-86645-707-5
Livre en librairie au prix de 11.50 €
208 pages
Collection : Le Félin Poche
Thèmes : Philosophie

Avant-propos

Ouvrage d’infidélité, ou l’infidélité
comme marque de reconnaissance…




La publication de ce texte est, de ma part, un acte d’immodestie. Car je voudrais que l’on ouvre ce petit livre comme j’ai moi-même ouvert, au cœur de la Sorbonne, en cette rentrée universitaire des années 1968-1969, la porte de l’amphithéâtre Turgot où j’entendis pour la première fois Vladimir Jankélévitch.
C’était un temps où, ayant quitté des métiers encombrants, ceux qui ne permettaient que l’épanouissement de la routine, je m’étais fait congédier de l’Armée après ce printemps de chambardement. Je me retrouvais au jardin du Luxembourg, mains dans les poches, sans but, sans rien devant moi… avec pour tout bagage la flânerie en perspective. Il s’agissait d’une liberté totale, sans contrainte, sans personne ni rien qui vous bouscule ou vous attende. Une liberté pleine, mais vide de sens.
Dans le climat d’un printemps d’automne, mes pas glissèrent du côté de la rue Soufflot, se laissèrent guider jusque sur la place de la Sorbonne. De là, je me risquai à m’introduire sous la voûte du prestigieux édifice maintenant à moitié rentré dans le rang.
De cour en couloir… et en escalier, je me hasardai à entr’ouvrir une porte. Derrière cette porte, j’entendis une voix qui s’était lancée doucement mais qui, après s’être échauffée, était au plus fort de sa réflexion. Elle parlait et résonnait comme personne ne m’avait parlé. C’était la voix de Vladimir Jankélévitch, que je ne connaissais pas sinon pour l’avoir simplement croisé au hasard de ces chaudes journées de mai où l’effervescence était reine et où le débat était roi. Jamais je n’avais entendu une parole aussi aiguë et magique s’approcher, par la force de ses nuances et de sa simplicité, des questions les plus énigmatiques, les plus inaccessibles.
Ce livre caresse l’ambition de s’adresser à ceux qui ne connaissent pas le philosophe et qui pourraient être déroutés par l’accès direct à ses écrits. Il ne prétend pas être une «introduction» à l’œuvre, immense. Il se veut tout au plus une mince marche, celle qui donne contact avec une «lecture orale» de ce que Jankélévitch livrait comme réflexion à son public chaque semaine en Sorbonne. Car si les livres du moraliste demandent une familiarité, une longue imprégnation et une méditation profonde, le cours oral permettait d’entrer d’une manière vive dans le débat philosophique avant d’aborder son œuvre publiée. Ma longue fréquentation du cours public, qui avait lieu tous les mardis matins, m’autorise à penser que d’autres que moi peuvent mettre le pied à l’étrier. À ceux-là, j’ai envie de leur dire: «Ne manquez pas votre matinée de printemps.» Ne ratez pas ce «presque rien» essentiel…
La lecture des écrits de Jankélévitch peut, il est vrai, s’avérer difficile, alors que l’écoute orale est d’un accès plus direct. Je souhaite que cette retransmission de l’oral permette à ceux «qui n’y connaissent rien» de passer ensuite à la lecture de cette philosophie unique.
Si Jankélévitch disait volontiers, d’un ton malicieux, que «la philosophie ne sert à rien», je m’autorise à dire qu’elle m’a servi à tout. En même temps qu’elle a d’abord bouleversé ma vie, elle m’a permis de me faire haïr des gens les plus méprisables, les plus redoutables. J’en tire une grande fierté.
Jankélévitch était avant tout un professeur. Sa réflexion était d’abord livrée à ses étudiants avant de devenir un ouvrage écrit. Chaque cours, au fil du temps, devenait un livre de référence, ce qui peut expliquer un certain écart entre la parole et les écrits du philosophe. Ces quelques dizaines de pages, en même temps qu’un modeste hommage à l’homme qui a changé ma vie, attestent ma prétention à faire en sorte que soient gardées ses dernières réflexions… C’est donc, avant tout, à partir de notes de cours que ce livre s’est construit. Non pour me substituer au Maître, mais pour éviter que ne disparaisse la trace des derniers moments passés avec ses étudiants. À travers les derniers cours sur la Violence, l’Hypocrisie et le Silence, on reconnaîtra ses derniers propos publics.
Les témoins de ces dernières années risquent de trouver ces traces infidèles… Et pour cause. Jankélévitch n’eût pas souhaité que l’on passe sa vie à faire une thèse sur son œuvre, lui qui aimait que l’on pense par soi-même et que chacun construise son jugement à partir d’une réflexion faite de ses propres matériaux.
D’où le mélange risquant d’apparaître, parfois, entre les propos du professeur et les idées qu’il suggérait, qui n’étaient pas les mêmes pour chacun de ses auditeurs fidèles.
J’ai noté, comme d’autres, non seulement ce que le philosophe disait mais aussi et surtout ce que cela faisait résonner en moi. D’où le fait, encore, que vingt années après, relisant ces notes de cours qui se transformaient en «journal» philosophique, je ne sais parfois plus distinguer ce qui, dans la prise de notes, relève de la dictée ou de la résonance intérieure; ce qui relève du Maître ou ce qu’il chuchotait secrètement à chacun d’entre nous. Et c’est cela qui donne à ce petit ouvrage une note d’infidélité. Une infidélité, ou mélange des genres, qui n’aurait peut-être pas déplu à Vladimir Jankélévitch, au sens où l’on sortait d’une philosophie «récitée» pour aller vers une philosophie pensée et réfléchie. Celle qui transforme le disciple en homme libre.
Que l’on se rassure cependant, le lecteur reconnaîtra l’essentiel de la réflexion du philosophe retranscrite et citée en italique. Je n’ai pas hésité, enfin, à rapporter les témoignages de quelques-uns de ceux qui l’ont entouré, qui l’ont suivi, qui l’ont aimé, puisque j’ai aussi voulu dire qui était l’homme, le militant, le résistant, le philosophe et le musicien.

J.-J. L.


Repères biographiques




31 août 1903 : naissance de Vladimir Jankélévitch à Bourges, de parents d’origine russe (son père, le docteur Samuel Jankélévitch, est le premier traducteur français de Freud). Vladimir Jankélévitch effectue une grande partie de ses études secondaires à Paris, où il fréquente le lycée Montaigne, puis au lycée Louis-le-Grand, où il prépare le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure.
1922 : admission à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm.
1926 : Jankélévitch est reçu major à l’agrégation de philosophie.
1927-32 : en poste à l’Institut Français de Prague, où il contracte un mariage éphémère.
1933 : docteur ès-lettres (auteur d’une thèse principale sur Schelling), Jankélévitch enseigne à Caen, Lyon, Besançon, Toulouse et Lille, jusqu’en 1939 où il est mobilisé.
1940 : blessé, il apprend à l’hôpital militaire de Marmande sa révocation de l’Université en vertu des lois d’exceptions de Vichy visant les fils d’étrangers et les juifs.
1940-45 : dès son rétablissement, Vladimir Jankélévitch entre aussitôt dans la clandestinité dans le sud-ouest de la France, où il participe aux réseaux «Étoile» et «Honer» de la Résistance. Pendant cette période, traqué, il vit grâce à des cours particuliers de français, latin, grec… et de philosophie, d’une manière occasionnelle dans des «boîtes à Bac» ou dans des cafés. Il déménage sans cesse pour brouiller les pistes.
1945 : Jankélévitch est nommé directeur des émissions musicales de Radio Toulouse-Pyrénées. N’acceptant ni les pressions ni les complaisances du milieu de la radio, il démissionne.
1947 : il réintègre l’université de Lille. Il se marie avec Lucienne, qui restera sa compagne de toujours.
1949 : publication de sa première œuvre maîtresse, le Traité des vertus.
1953-78 : naissance en 1953 de sa fille Sophie. Cette année-là, il est nommé en Sorbonne où il succède à René Le-Senne, titulaire de la chaire de professeur de philosophie morale et politique jusqu’en 1978.
1978-81 : en raison des années de guerre passées dans la clandestinité, il est autorisé à poursuivre ses cours comme professeur honoraire.
1981-85 : Jankélévitch continue de donner des conférences, de publier, de diriger des thèses, de remanier des ouvrages anciens. La porte de son domicile est toujours ouverte. Avec sa femme Lucienne et sa fille Sophie, ils reçoivent de nombreux anciens étudiants et amis.
6 juin 1985 : il meurt à son domicile 1, quai aux Fleurs, à Paris IVe.

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Vladimir Jankélévitch (1903-1985), philosophe et musicologue, nourri de culture grecque et russe, a marqué des générations de professeurs et d’étudiants, d’artistes et de militants, à l’écart des modes de son temps. Son œuvre philosophique d’une inoubliable virtuosité poétique, inséparable de la fulgurance de son enseignement et de la droiture de ses engagements, exprime le souci de la dignité de l’homme dans son action. Ce livre a pour ambition d’offrir, notamment par la retranscription de ses derniers cours en Sorbonne (sur l’hypocrisie, la violence, le silence), un contact avec une « lecture orale » de sa philosophie.

« Je crois au talent de Jean-Jacques Lubrina. Il sait prendre de la distance avec les expériences de sa vie, qui sont déjà par elles-mêmes exceptionnelles et bizarres ; il les raconte et les regarde avec humour ; il a souvent des trouvailles que je lui envie. » Vladimir Jankélévitch

Jean-Jacques Lubrina, esprit indépendant au parcours atypique, est l’auteur de romans et d’essais à dimension sociologique. Notamment chargé d’enseignement en philosophie (Université Paris-VIII) puis chef de cabinet ministériel, il a suivi durant plusieurs années les cours de Vladimir Jankélévitch.

Préface de François George