Perturbation, ma sœur
Quelques manières de s’introduire
dans le corps du délit
1. Hésitations
Voilà exactement six jours que j’ai signé un contrat pour écrire ce livre, près de quatre mois que j’en ai rédigé le projet pour son (probablement) futur éditeur, plus d’un an que j’y songe. C’est un compte à rebours comme un autre: mais depuis six jours que le feu vert m’a été donné, je ne parviens pas à mettre le nez dans les papiers accumulés, les cahiers pour se souvenir, les dossiers pleins de tracts et les coupures de presse qui doivent ranimer ma mémoire tout au long de cet itinéraire.
Peut-être est-ce ma façon à moi de n’y rien connaître aux religions: travailler le septième jour.
Peut-être ai-je peur, tout simplement. Non pas de ne pas être à la hauteur, mais de ne pas parvenir à faire comprendre à quelle hauteur je me trouve. Peur de trahir, bien sûr: moi qui ne me rappelle jamais rien avec précision, décider aujourd’hui d’écrire mes Mémoires (!) et de retracer une histoire qui ne fait à peine que recommencer… Peur de heurter, telle une barque folle, ces vies qui ont croisé les miennes depuis douze ans, pour un instant ou pour longtemps encore. Peur de l’incroyable désordre dans lequel tout cela se trouve, et peur aussi d’être tentée d’y mettre un ordre, une logique qui risqueraient de lui être mortels.
Mais quel capharnaüm, vraiment! Je me sens comme une enfant qui, ayant renversé devant elle tout son coffre à jouets pour s’amuser tranquillement, vient de se voir invitée à «ranger un peu tout ça». Quoi (geste d’horreur), ranger la vie? Trouver des casiers qui conviennent? Chapitre après chapitre, épeler l’indicible, aligner l’informel?
Alors je me dis que pour mon premier livre (ma première traversée) en solitaire, j’aurais pu choisir une mer plus calme. Un de ces sujets qui se résument à «les femmes et…». Quelques interviews en nombre limité, bien délimitées, avec répertoire des idées reçues et index des noms cités.
2. Dédicaces
Je voudrais les appeler toutes par leur nom, Mais on a enlevé la liste, et où me renseigner?
Anna Akhmatova,
Requiem (mars 1940).
Femmes, je ne sais plus vous écrire autrement qu’au pluriel, et ce n’est pas seulement une figure de style: chaque fois que j’écris ce mot, je dois ensuite barrer le «s», qui me vient automatiquement, lorsque la grammaire l’exige.
Je dirai donc vos noms au pluriel, quand je m’en souviendrai, mais je les déguiserai si cela s’avère nécessaire, comme pour les bals masqués de nos enfances. Peut-être le mouvement des femmes, après tout, fut-il longtemps pour moi une vaste cour de récréation où mes petites camarades m’appelaient par un prénom que je m’étais choisi pour elles.
Aujourd’hui, c’est à mon tour de faire l’appel, de nommer haut et fort les Cathy, Jacky, Fanchon mais aussi les Catherine, Jacqueline, Françoise, les Alice et les Sophie, les Monique, Annie, Nicole, Deidre, Farida, Orit, Oristelle, Nadja, Sonja, Béatrice, Liliane, Louise, Geneviève, Jésus, Lydia, Jocelyne, Laurette, Rachel, Gille, Sylvia, Christiane, Christine, Erika, Josée, Micha, Marie, Carole, Anne-Marie, Marianne, Marie-Jo, Claire, Denise, Hélène, Anna, Odile, Madeleine, Jeannine, Chantal, Florence, Laurence, Ginette, Marie-Claire, Leonor, Marisa, Marina, Carmen, Édith, Antoinette (les autres), Danièle, Judith, Doudou, Gail, Laure, Élyette, Martine, Josy, Maria, Michèle, Simone, Delphine, Sylvie, Bobby, Josette, Bonnie, Jean, Brigitte, Monelle, Luce, Pascale, Ioanna, Anne, Camille, Joëlle, Dominique, Lucy, Diane, Ti-Grace, Jo, Ruth, Marie-Thérèse, Michal, Évelyne, Florynce, Germaine, Huguette, Rosalind, Tania, Andrée, Mano, Marie-Christine, Nadia, Tatiana, Marielle, Thelma, Annette, Mafra, Marie-Odile, Colette, Maya, Josiane, Adeline, Maud, Rosi, Éliane, An-Xuan, KieuAn, Milka, Amélie, Malka, Julie, Kate, Maryvonne, Liane, Emmanuelle, Barbara, Emma, Margaret, Marcia, Claude, Naomi, Nurith, Mélanie, Claudine, Alma, Gaëlle, Suzanne, Odette, Claudia, Pascaline, Mireille, Yolande, Juliette, Sarah, Brunehilde, EIke, Ada, Charlotte, Danda, Milène, Sinat, Marlène, Patricia, Rosine, Renata, Raymonde, Véra, Prisca, MariePierre, Leslie, Peggy…
(à suivre)…
Souvent, je vous ai d’abord connues par ces prénoms, qui s’alignaient dans mes carnets d’adresses où se mélangeaient vos destins (vos visages bien distincts dans ma mémoire) et jusqu’à vos voix qui parfois, à l’autre bout du fil, n’étaient pas celles auxquelles j’avais envisagé de parler.
Si j’évoque vos mouvements, ce n’est pas pour dire LE mouvement des femmes (et encore moins le MLF-gadget, marque commerciale déposée depuis 1979 à la préfecture de police puis à l’Institut national de la propriété industrielle) mais tous les mouvements que j’ai rencontrés. Ces multiples façons d’être en mouvement, ces choix qui ne furent pas les mêmes pour toutes, témoignent de l’extraordinaire liberté dont nous avons voulu jouir. Des premiers groupes de quartier aux derniers groupes de conscience, de manif en meeting, tous ces instants, toutes ces options, toutes ces réponses forment le mouvement de libération des femmes, et c’est dans leur diversité que se situe notre libération. Non pas dans l’unique mais dans l’innombrable. Non pas en moi, mais en nous toutes.
3. Mise au point
Une chose au moins doit être claire dans l’inévitable confusion qui va suivre: ayant un jour rencontré des femmes qui cherchaient à se libérer d’une oppression dont elles commençaient à peine à retracer les contours, je me suis retrouvée en train de vivre et faire vivre un mouvement politique, qui s’intitula lui-même Mouvement de libération des femmes. Pour des raisons obscures (en tout cas à mes yeux), il parut simple de le désigner par le sigle MLF. C’est ainsi qu’il en fut, le plus souvent, rendu compte dans les journaux, les livres, à la télévision, dans les assemblées. Enfin, neuf ans plus tard, l’appellation MLF fut définitivement (ou provisoirement?) contrôlée par un seul des nombreux groupes qui avaient constitué et continuaient à constituer ce mouvement.
En conséquence, si c’est du MLF que je viens à parler, ce ne peut être de toute façon que de celui qui précède la déclaration de l’Association 1901 MLF et le dépôt de la marque commerciale MLF par le groupe Psychanalyse et Politique, par ailleurs initiateur des Éditions et Librairies Des Femmes et d’un certain nombre d’autres sociétés à responsabilité limitée. Ou alors de celui qui, leur succédant, ne s’en réclame pas : on a pris l’habitude de le désigner sous le terme de «MLF non déposé».
4. À la recherche du commencement d’une histoire
– Dis, maman, c’était comment, avant le MLF ?
La question serait là, impossible à contourner, posée clairement sur le rebord du puits de solitude où celle-ci l’aurait plongée. L’enfant répéterait, impitoyablement:
– Dis, c’était comment?
Elle rêverait de se taire, ou de s’en tirer par un de ces mensonges avec lesquels sa propre mère l’avait longtemps apaisée, une réponse facile:
– Comme après, ma fille, comme après.
Elle pourrait aussi, selon l’humeur ou la situation, dire:
– Avant, c’était l’enfer.
Ou bien:
– Je ne me souviens plus.
Ou encore:
– Tu sais, ce n’est pas aussi simple. Avant, après, ça ne veut pas dire grand-chose.
Pour détourner l’attention exigeante de la nouvelle génération, elle commencerait alors l’édifiant récit de la résistance des femmes à leur «destin biologique», des origines à nos jours, de Lilith au ministère des Droits de la femme, sans rien omettre. L’enfant finirait par la suivre dans ces péripéties, avec des soupirs et des exclamations. Sans doute s’endormirait-elle un peu, par moments, tandis que la mère s’égarerait dans les méandres du labyrinthe, fouillant fébrilement les livres d’Histoire pour n’y trouver qu’une absence, une immense absence, à la mesure du silence où sont ensevelies des générations entières de femmes. La petite s’éveillerait, regarderait quelques pauvres images sauvées de l’oubli, les portraits glacés et fanés d’êtres humains rayés depuis longtemps de la surface de la terre et, suivant du doigt pour ne pas perdre la ligne, épelerait avec application le nom des héroïnes.
Parfois l’aînée, obsédée par le temps qui passe, reprendrait à son compte la litanie pour l’accélérer, arriver plus vite à l’endroit précis où l’Histoire rejoint sa vie. Ce bout de temps qu’à présent elle montrerait à l’enfant, soulagée d’être enfin en terrain connu.
– C’est quoi, maman?
– Là, ce sont les années soixante.
Oui, elle va retourner là-bas, au pays des femmes-femmes et des jeunes filles en fleur, du côté des tricheuses et des dissimulations maternelles, à la recherche de ses sœurs, ces petites filles qui apprenaient au même moment qu’elle l’art et la manière d’être une femme, dans les pages de Elle ou celles de Nous Deux. Dans l’attente éperdue de celui qui leur donnerait un sens: le Prince Charmant.
Ou, à défaut, quelqu’un que l’on pût prendre pour un seigneur de sa suite.
5. Sinistre mémoire
Quelque vingt ans plus tard, accrochée à cette idée bizarre qu’il reste encore des choses à dire sur ce sujet vaste comme la moitié du monde et pourtant fort ressassé, remâché, rebattu, qu’on rassemble aisément sous le vocable «femmes», l’auteur semble éprouver un étrange malaise.
«Je vois – écrit-elle – des êtres assis sur la margelle, me regardant avec reproche tandis que j’avance à pas lents sur le chemin de l’Histoire Officielle. Celle qui reste dans les livres.
Les uns sont des amis rencontrés par hasard au détour d’une pente plus raide, quand le fardeau de ma propre existence me paraissait trop lourd, ou bien qu’il ressemblait au leur, une minute, quelques mois, des années. Petits garçons désertant un instant les rails de la masculinité, ils m’ont tendu la main pour me hisser un peu plus loin, m’aider à marcher, comme si j’avais été un véritable être humain, leur égale. Et voilà que je les trahis en les rejetant loin de moi en un seul bloc humain aux noms multiples: Homme, Mec, Phallocrate, Oppresseur, Misogyne, Violeur, Sexiste, Père, Patron, Pouvoir, Patriarcat…
Ces frères payent pour ceux qui me furent étrangers ou hostiles, pour ceux qui se taisent, pour ceux qui soutiennent en paroles ce qu’ils combattent en fait de toute leur âme, pour ceux qui ne changeront pas, n’en éprouvant pas le besoin.
Dans cette comptabilité tordue, inscrite sur le grand livre des comptes que nous vérifions ensemble, raidis de part et d’autre de la table, ils payent pour ceux qui ne virent jamais en moi qu’une femme, support de leurs fantasmes ou suppôt de Satan.
Les autres sont des femmes, amies, amantes, porteuses de soleil et d’une parcelle de moi qui reste en elles comme elles sont en moi. Toutes celles qui, sans compter, m’ont donné l’amour, la joie d’être vive, et le plaisir sous ses insoupçonnables apparences, celles qui n’ont pas mesuré leur temps ni leur tendresse, ni leurs forces pour me hisser un peu plus loin.
Elles me regardent à présent, moi la traîtresse aux mots qui figent, raconter une époque qui les concerne dans des termes qui leur sont extérieurs. Car j’ai beau vouloir dire la vie, je reste désespérément moi-même, limitée de toutes parts, enfermée dans des murs dont personne ne sait vraiment qui les a dressés, ni pourquoi…
En fait, il n’y a jamais de commencement, ni Verbe ni Lumière, en ce qui concerne les femmes: rien. Le premier souvenir ne cesse de reculer dans un âge d’avant la mémoire, et la conscience vient par marées successives, élans, blocages, rages, soubresauts. Au loin, si loin, une vague lueur grisâtre dont on finit par se demander, surprise: c’était ça, ma vie?
Oui, c’était ça, la vie prévue pour nous. Qu’on l’ait prise à l’envers ou à l’endroit, qu’on se soit dressée contre ou couchée dans le sens de la caresse, qu’on ait crié à tue-tête ou qu’on se soit blottie dans le silence, ce fut un lent et dur apprentissage, dont certaines ne se sont pas relevées. C’est à elles aussi que je dédie ce livre, mes sœurs tombées au champ du déshonneur des femmes à tous les âges de la vie. Aux filles-mères de treize ans, aux suicidées de la vingtième année, aux enfants-femmes qui ne portaient même pas en elles de Mozart qu’on pût assassiner, aux victimes inciviles d’une guerre qui n’a pas de nom dans les livres d’Histoire, bien qu’elle les traverse tous: la guerre des sexes.
L’Histoire: peut-être aurons-nous un jour une notion plus précise de ce que ce mot cache de mensonges, et combien de cadavres il garde encore dans ses placards, quel gynocide se perpétue de siècle en siècle, dont les seuls témoignages passent de mère en fille, de fil en aiguille, de la coupe aux lèvres…
Mais pour l’instant, cet instant où commence une histoire, il faut se rappeler qu’enfants de l’Occident, nées filles dans ce monde du pouvoir mâle, nous ne savions pas quelles batailles se préparaient chaque fois que l’une d’entre nous voyait le jour.»
Elle se rappela donc. Y consacra beaucoup de temps. Laissa passer une année entière: un été, un automne, un hiver, un printemps, lourds de sens et de non-sens, d’atermoiements, d’hésitations, de feuilles remplies puis raturées, froissées, jetées, de collectes plus ou moins fructueuses dans la mémoire et les archives des amies qui se laissaient faire avec beaucoup de bonne grâce, il faut dire, de conversations décousues, chargées de sous-entendus dont personne n’osait jamais soulever le voile, d’interrogations, de délires et de désirs, de mots, de mots, de mots qui jamais ne faisaient un livre, mais seulement des pages en plus.
Un mouvement politique, au loin, vaquait à des occupations particulières, circonspectes et circonscrites, dans l’ivresse sage d’une toute jeune France de gauche. Elle en fit autant: elle vaqua (V. intr. Vieilli. Être vacant, sans titulaire). Puis lasse, elle s’enferma chez elle pour retrouver le fil de ces années soixante et l’image exacte de ce qu’elle y avait, croyait-elle, laissé : une innocente aux mains sales qui apprenait, avec application, la vie en rose et noir.
L’été revint dans un paysage intérieur totalement bouleversé. Le goût de vivre était amer et fort comme une liqueur de baies sauvages. Tout semblait incompréhensible, inévitable, incontrôlable. Elle remplit une valise de papiers, qu’elle plaça sur le haut de l’armoire, fit encore quelques « basses» œuvres pour gagner sa vie: traductions interminables, dossiers qui n’en finissaient pas de ne pas être clos.
Elle acheta une voiture à une amie qui voulait bien lui accorder un tempérament, empocha le dernier chèque, régla les dernières factures, bourra quelques sacs, descendit la valise de son perchoir et s’en alla, par une belle journée d’août, sur les autoroutes.
Elle retournait chez elle, tout en bas de la France à gauche (quand on regarde la mer). Arriva dans un beau jardin habité d’amis qui semblaient tout prêts à la laisser jouer les écrivains, s’installa dans la chambre d’une jeune fille qui était allée danser ailleurs: une qui avait seize ans en 1982, des projets d’avenir et le même désir fou de s’enfuir, «monter à Paris», qu’elle vingt ans plus tôt.
Elle s’était assise au fond du jardin comme une vieille dame et ne regardait pas la mer: elle y voyait tout juste un miroir où se reflétaient sa jeunesse enfuie, ses illusions perdues, le temps passé, tout ça. La mort aurait aussi bien pu la saisir mais ce fut la vie qui revint.
Un beau soir. À la gare. Dans une chemise à rayures. Avec un grand sourire dans les yeux, qu’elle avait très bleus. Et l’envie de se baigner. Tout de suite.
Le désir les maintint à flot d’un bout à l’autre de la Côte, avec des moments pour s’aimer, des mots pour partager l’enfance, déchiffrer les douleurs trop présentes qui leur cachaient la vraie vie. Ensemble, tour à tour, à tour de rôle, plongées en elles ou dans l’eau, dans le passé et le présent, l’odeur des fleurs, du sel, du soleil ou de leur peau, au hasard des chemins. Et le pays de son adolescence, de cette vie en rose et noir, prenait soudain un autre sens, un autre aspect. Désormais, elle n’y serait plus jamais seule.
Les jours qu’elles passèrent ainsi se comptent sur les doigts des deux mains, mais les instants sont si précieux que chacun d’eux paraît interminable. Inachevé, aujourd’hui encore.
Un train partit, emportant l’une d’elles. L’autre resta, revint dans la chambre mauve, acheta une machine à écrire noire et électrique, ouvrit la valise, relut méthodiquement ses papiers.
De ses impressions, nous ne savons pas grand-chose, si ce n’est ce qui reste écrit dans un cahier: «J’ai constaté, en retapant les premières pages, que ce livre s’avère sinistre et qu’il n’est tout simplement pas possible de le commencer ainsi. Pour l’instant, on dirait le livre d’un Atlas qui trouve que le poids de l’Histoire pèse trop lourd sur sa petite existence, le style “Oy vè, qu’est-ce que j’ai fait à Jehovah pour qu’il m’envoie la mission de sauver le mouvement des femmes de l’oubli?”…»
Les mots d’il y a un an battaient de l’aile tels des mouettes envasées, le ton était pâteux comme celui d’un ivrogne un lendemain de fête, les phrases larmoyaient et bêlaient, s’épanchant sur le temps jadis avec des hoquets de détresse.
– Sinistres mémoires, songea-t-elle en tournant la dernière des pages écrites. Tout à coup, sur la feuille blanche, elle aperçut une ombre jusqu’alors invisible.
C’était quelqu’un qui l’habitait depuis longtemps, une image ni sage ni folle qu’elle avait simplement oubliée, vieux vêtement qu’on remise au fond d’un placard. C’était elle, mais ce n’était pas elle seulement et ce n’était pas entièrement elle. C’était plutôt cette part de nous toutes qui a fait son chemin comme elle a pu entre les écueils de la féminité pour voguer au plus près de ses désirs, toujours, obstinément.
En tracer les contours tels qu’ils se dessinaient sur cette page neuve n’était pas chose simple. Il fallait entendre à la fois le passé, le présent, supporter la cacophonie que, parfois, ils composaient ensemble. Faire preuve d’un extrême optimisme et de l’impatience fragile d’une amoureuse le jour de son premier rendez-vous. Porter sur elle un regard qui pardonne en ne lui laissant pas passer, pourtant, les folies qui conduisaient à trop d’impasses.
Ce personnage qui réclamait si fort que l’on raconte son histoire n’était pas extra-terrestre, mais seulement imaginaire. Ce qui ne signifie pas irréelle.
Son exigence, le tumulte qui l’entourait, le tourbillon des émotions, des questions qu’elle soulevait lui valurent le nom de Perturbation.
Qui est perturbation ? Une enfant du Baby boom qui à la particularité, après tout répandue, d’être née femelle. Et qui, pour cette raison, fut accueillie au monde par toute une ribambelle de belles images qui faillirent bien l’étouffer. Une tricheuse qui n’est pas née femme mais l’est devenue. Et a trouvé le processus douloureux. Alors elle s’est transformée en une de ces femmes folles furieuses qui, dans les années 1970, ont décidé de briser ensemble le cercle vicieux du symbole biologique. Elles l’ont semé de poings dressés plutôt phalliques, de mains qui brandissaient des fusils ou dessinaient la forme d’un sexe féminin, de corps de femmes libérés de la pesanteur. Ou bien l’ont ouvert, y ont accroché la lune ou des chaussettes… N’importe quoi pourvu que cela bouge. Et cela s’est mis en mouvement. Plus, même : en mouvement de libération des femmes. Aujourd’hui, Perturbation nous raconte cette naissance à sa manière. Elle sait bien que chacune, si elle pouvait se faire entendre, donnerait une autre version de la même histoire. Mais, après tout, la vérité non plus, n’est plus ce qu’elle était.
Rien ne peut mieux célébrer les 40 ans du MLF que ce livre.
Cathy Bernheim a fait partie de la dizaine de femmes qui sont allées porter une gerbe « à la femme inconnue du soldat inconnu » le 26 août 1970 à l’Arc de Triomphe, à Paris. Elle a participé aux « Chroniques du sexisme ordinaire » dans la revue Les Temps Modernes avec Simone de Beauvoir. Elle a créé avec d’autres militantes du mouvement de libération des femmes (MLF) l’Association « 40 ans de mouvement » et le blog Re-Belles [http//re-belles.over-blog.com/]. Traductrice d’Emma Goldmann et d’Angela Davis, elle est l’auteur de livres pour la jeunesse, de biographies (Mary Shelley, la jeune fille et le monstre, Éditions du Félin), essais (L’Amour presque parfait, Éditions du Félin). Journaliste, elle est critique de cinéma pour l’hebdomadaire Femme Actuelle depuis sa création.