Requiem pour une phénoménologie

Requiem pour une phénoménologie

Sur Alfred Schütz, Merleau-Ponty et quelques autres
Paru le 17 mai 2010
ISBN : 978-2-86645-719-8
Livre en librairie au prix de 11.90 €
192 pages
Collection : Le Félin Poche
Thèmes : Philosophie
chapitre premier

La compréhension
et les aventures du sujet




Méthodologie du retour aux choses mêmes

Parmi les multiples filiations dont Schütz endosse les habits prestigieux, il en est une qui demeurera toujours au firmament de son Panthéon intellectuel: la sociologie qui se propose d’être compréhensive. Mais l’héritage reçu ne le convainc pas tout à fait. On lui lègue un bâtiment constitué, il s’empresse d’en revoir les fondations, aidé en cela par une entreprise «révolutionnaire», la philosophie de la conscience. Le risque est alors de glisser de l’héritage à l’apostat, et autres parricides, si l’alchimie prônée débouche sur la psychologie sociale clairement répudiée par Weber. Qu’en est-il en fait?
L’héritier donne à sa présentation de la méthode une double entrée dont la formulation peut être comprise comme la clé d’une logique procédurale: le chercheur en sciences sociales construit des objets de pensée. En langage kantien on dirait que son esprit informe le réel, l’élève à la dignité d’ensemble significatif. On ne se laisse pas guider par l’improbable religion positiviste du fait, on lui substitue le pouvoir ordonnateur de l’esprit. Le réel est ainsi contraint de répondre aux questions soulevées par une problématique de recherche. Le sociologue ne découvre pas les choses brutes comme le physicien voit des pommes qui tombent, il les recompose. Il ne fréquente pas un site que l’on appellerait le réel, et qui se donnerait comme un fait. Sa vocation est de dessiner l’itinéraire de sa problématique aux prises avec quelques substances agissantes, hommes, causes, événements…, le tout réalisé selon les règles procédurales des sciences en vigueur1. Mais, attention! Contrairement à ce qui se passe dans d’autres sciences, le sociologue trouve le monde «tout fait», des causes, des intrigues, des motifs y sont déjà dessinés par d’autres qui n’ont pas l’honneur de faire profession de scientificité.
La position vaut dénégation: sans autre cérémonie, le nom de Durkheim est rayé des cadres. On ne pose pas, a priori, que les représentations formées dans le cours ordinaire de la vie, «faites sans méthode et sans critique», ne possèdent pas de valeur scientifique et doivent trouver leur lieu naturel dans les poubelles du pré-savoir2. Pas plus que le raisonnement scientifique ne passera sous la toise de l’inductivisme. L’objectivisme se trouvant indubitablement congédié par cette approche, on ne pas tardera à opposer à cette dernière, sous la plume bourdieusienne3, la bannière repoussoir du «subjectivisme», accablant au passage pêle-mêle la sociologie phénoménologique schützéenne, l’ethnométhodologie et les phénoménologies sociales (c’est-à-dire Sartre, puisque Merleau-Ponty bénéficiera d’un traitement de faveur). En bref, porte le stigmate du subjectivisme la thèse méthodologique, exhalant des vapeurs de connivence avec le sens commun, selon laquelle «les constructions des sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions du second degré, c’est-à-dire des constructions des constructions faites par les acteurs sur la scène sociale1 ».
Paresse intellectuelle ou rapidité pour les besoins de sa cause, le fondateur de ce qu’il est d’usage de nommer le «constructivisme structuraliste» prononce une condamnation contre une théorie de la méthode, en visant en fait une théorie de la société, au regard de laquelle contester que Schütz peut recevoir le titre de subjectiviste est en effet une gageure d’envergure.
Le penseur autrichien avait pourtant apporté quelques compléments d’information, même s’ils demeurent minimalistes, à cette citation partielle: «les constructions élaborées au second degré, selon les règles procédurales valables pour toutes les sciences empiriques, sont des constructions objectives idéales typiques et, comme telles, d’une espèce différente de celles développées au premier degré de la pensée courante qu’elles doivent dépasser2. » Le mouvement de retour sur les conditions premières de l’expérience du monde, n’impose pas le refus d’en passer par l’activité interprétative, et donc, par l’établissement d’un sens objectif de l’expérience. Du statut même de l’idéal-typification, et, plus généralement, du caractère interprétatif de la sociologie compréhensive, ne devrait-il d’ailleurs pas découler, au plan méthodologique, autre chose que de décrire, de répéter, sur un mode ethnométhodologique, les assertions quotidiennes? Certes, l’obtention par le viennois de galons de notoriété a pu se jouer dans le sillage de la doctrine d’Harold Garfinkel, mais rien n’assure que le premier lut par le second ne mène pas une nouvelle vie.
En fait, ce qui répugne au sociologue «structuraliste», c’est l’idée que s’ouvre une brèche où s’engloutirait, dans les oubliettes de la science, le principe interprétatif selon lequel la sociologie enseigne ce que tout le monde sait «d’une certaine façon», mais qui n’accède pas au savoir parce que la loi du système, Deus ex machina sociologique avide de reproduction, est de cacher ces choses1. Des attributs du système, substance première et ordonnatrice, seuls sont connus de nous quelques accidents, choses que l’on sait sans les savoir véritablement. Insondable, ineffable, est pour le commun sa volonté, pourtant bien ordonnée. Ceci tient à ce que l’homme, l’agent dira Bourdieu soucieux de le faire travailler pour plus fort que lui, intégré dans des chaînes causales objectives, n’est que l’un des modes, des attributs du système érigé en «nature naturante». Au point que, nécessité objective du système distributeur de positions sociales, et domestication sociale par administration prolongée d’habitus, œuvrant de concert, l’impensable sera, avant tout examen, expurgé des cervelles socialisées, consacrées à refuser le refusé et à vouloir l’inévitable1. Ite missa est. La sociologie comme statique sociale a trouvé son maître.
Le philosophe polisseur de verres, Baruch Spinoza, l’enseignait: la libération ne vient aux hommes que par la connaissance des déterminismes. Il ajoutait que Dieu, connaissance infinie, est donc joie pure. Je rends heureux les dominés par la révélation de leurs déterminations, professera le sociologue. Ne connaissant que des attributs, et ignorant tout des «lois du système», Schütz invite à autre chose, sans qu’il puisse être mis en équation avec l’ethnométhodologie. Pourquoi donc?
Sur ce registre épistémologique, l’ethnométhodologie pose, chacun le sait, en modèle de radicalité. Interpréter l’action avec le souci d’en révéler le «pourquoi» participerait de l’idée qu’il existe un dessous, un ressort caché producteur du social. En lieu et place de cela, une figure de l’empirie est érigée, tout entière consacrée à la description des phénomènes «tels qu’ils se présentent». Le «pourquoi» interprétatif est alors abandonné au profit du «comment» descriptif. Le fond de l’argument est phénoméniste : il faut répudier toute approche posant l’existence d’une substance, matérielle ou spirituelle, qui serait la cause, le soubassement des phénomènes. Position finalement radicalement anti-wébérienne tant Weber n’entretient guère la religion du phénomène, mais position où une parenté se dessine dans le souci d’éviter ce que Paul Ricœur dénonçait comme «le piège épistémologique» de l’explication du social par des ensembles structurels dont on aura expurgé leurs éléments de subjectivité, explication réalisée par un sujet se positionnant du côté des structures et donc éliminé comme sujet particulier1 !
En définitive, la convergence n’exclut pas la différence. Pour l’héritier autrichien de Weber, la sociologie demeure compréhensive et donc interprétative; la conjonction «donc» ne relevant ni de la figure de style, ni de la précaution oratoire. Pour une sociologie, comme pour une religion, tendre à se confondre avec le monde c’est se consacrer à devenir superflue2.
Il n’y a pas davantage à confondre avec ces sociologies, au premier rang desquelles Wilhelm Dilthey trouve à être épinglé, engluées dans la tradition nébuleuse de l’«intuition métaphysique», avançant la compréhension comme on le ferait d’un pavillon de complaisance. Faux et usage de faux, jugera le tenant du nom de science3. Douteuse faribole poétique que d’arraisonner la compréhension scientifique, sommée de se convertir au ressenti du vécu d’autrui, alors qu’elle n’expose ses vertus explicatives que par ces modèles abstraits où le réel trouve son intelligibilité. Entre le concept et l’empathie il ne peut y avoir de rapport que de répudiation. En un mot, l’interprétation clive. Schütz, fidèle à la leçon de Weber, ne lui trouve pas d’autre lieu naturel1 que celui de la rationalité en finalité. Le corps intellectuel de son identité et de ses structures dérivent entièrement de cet ancrage. Tout cela tient étroitement à ce que le type, forme par laquelle nous, sociologues, pensons, ne décrit pas le réel, ne lui correspond pas comme le tenterait un art imitatif: il en livre une stylisation. Le réel et ses propriétés, entièrement tissés de l’infinité des événements, de leur flux continu et polysémique, pluriel, sont la cause même de cette démarche. Il faut réduire le multiple à l’un. L’idéal typification, en une logique parfaitement kantienne, procède à l’information du réel au regard de l’intérêt enraciné dans une problématique, ce qui répudie conjointement phénoménisme et apologétique de l’empathie.
Les mots sont clairs: les constructions réalisées par le chercheur, soumises aux procédures donnant vie aux sciences sociales, que l’on peut également nommer constructions idéal typiques objectives, sont d’une «espèce différente» des constructions propres à la pensée courante, qu’il s’agit bel et bien de «dépasser2 ». Mais, dépassement n’est pas rupture. Construire un modèle de l’action humaine n’implique pas de rechercher les lois du système producteur de l’action, et donc de postuler que les motifs ne sont que de dérisoires rationalisations, des prénotions, «représentations schématiques et sommaires» (Durkheim), ou les traces de l’emprise omnipotente de l’idéologie, autre nom de la pénétration des idées dominantes (i.e., celles dont le ressort secret est la bienveillance extrême envers la reproduction du système) dans les têtes qui peuplent une époque.
Le sociologue empiriste modèle Schütz, s’il possède bien l’esprit scientifique, et ne se contente pas de tirer vanité du renoncement à l’intelligence en se satisfaisant de la collecte notariale de prétendus faits, fondera son souci d’empiricité dans l’expérience vécue, abordée selon un point de vue conceptuel où continueront de s’agiter les critères de la science, faits de «causes», de «moyens» et d’«effets». Inversion radicale du schéma structurel. Au niveau de la théorie du social, l’équation est commune au programme commun antipositiviste, où les tribus interactionnistes, ethnométhodologiques et socio-phénoménologiques peuvent partager le bivouac: tout phénomène du monde social sourd de la relation entre des consciences, entités minimales et insécables tenant de l’usine à rationalités. La moisson du réel se collecte là où s’échinent ses producteurs, détenteurs du privilège de l’informer selon la boussole de l’expérience. La sociologie classique, comme on le dit de ces ouvrages que l’on ne lit plus, en quête des puissances statistiques du «macro», instrumentalisée par un démon quantophrénique (Pitirim Sorokin), perd le niveau empirique de production du réel, celui où le sens s’échange. L’adepte de la sociologie objectiviste est ainsi semblable à l’alcoolique en quête de ses clés perdues, qui s’entête à les chercher sous les divers lampadaires présents, au prétexte qu’il s’agit là des endroits les mieux éclairés.
En un mot, le réel est ce qui s’incarne. Adepte du désormais fameux mot d’ordre de «retour aux choses mêmes» telles qu’elles frappent les consciences, Schütz se fait l’apôtre d’un enracinement des significations scientifiques dans la nouvelle orbite du vécu. En cette orbite, saturant les phénomènes sociaux de déterminations ontologiques, le monde est, selon le barbarisme husserlien, «pré-donné», jamais nu, toujours envahi des puissances étrangères de l’Autre, constructeur et légataire d’un monde avec lequel il va bien falloir faire. Bref, le peuple des egos n’a pas attendu le mien pour traîner en tous lieux la variété de ses biographies. À se priver de cette source où le social «se fait», l’intelligence savante de l’action sociale abandonne sa respiration naturelle.
L’intérêt négatif commun, marque déposée de l’antipositivisme précédemment évoqué, n’en recèle pas moins quelques écarts fondateurs de robustes spécificités. Ainsi, l’interactionnisme symbolique se garde bien de théoriser l’absence de distance entre discours scientifique et discours quotidien, tout comme il ne répudie pas toujours l’idée même de contextes objectifs de l’action, au profit d’un situationnisme intégral qui s’accomplira pleinement dans une description ethnométhodologique des accomplissements pratiques réalisés par les membres de communautés. Conséquence: les interactionnistes ne jouiront pas d’une réputation aussi terne, ou aussi sulfureuse, selon que l’on apprécie ou pas, que les représentants de l’ethnométhodologie. À tel point que Herbert Blumer (directeur du département de sociologie de l’université de Berkeley, en 1952, après avoir appartenu à celle de Chicago), sera successivement honoré du titre de secrétaire puis président (1956) de l’American Sociological Association qui le récompensera honorifiquement, en 1983, au titre de sa contribution toute particulière à l’enrichissement du trésor sociologique commun (Career of Distinguished Scholarship Award)1. Aucun ethnométhodologue ne goûtera à semblable intronisation.
Quoi qu’il en soit, Schütz ne mange pas plus du pain blanc de l’interactionnisme, que du pain noir ethnométhodologique. Description des structures générales de l’action ordinaire oblige, le promoteur de la sociologie phénoménologique est tout sauf un fervent pratiquant de l’observation de terrain, du récit biographique, et autre méthodologie empirique, qui en définitive, se fonde sur une théorie du réel par trop proche d’un réalisme phénoméniste, d’un «empiriointeractionnisme» (est réel ce qui peut être déduit d’une interaction observée), pour être pratiquée par un lecteur de Husserl et de Weber (grand amateur des néo-kantiens). L’individu schützéen ne naît pas parmi les hommes. Pour reprendre les mots de George Berkeley, mettre en lien Ecole de Chicago, interactionnisme symbolique ou ethnométhodologie, avec la sociologie phénoménologique c’est confondre Hylas – celui qui aime la matière, ici l’empirie –, et Philonoüs – celui qui goûte l’esprit2.
×

Pour cause d’hégémonie durkheimienne, que n’amoindrira pas la vague structuraliste, la tradition sociologique allemande, de Max Weber à Georg Simmel, est longtemps restée cantonnée dans d’obscurs baraquements, où ne rodaient que quelques rares chercheurs têtus. Ce temps passé n’est plus le nôtre. Il s’est en effet trouvé que les sciences sociales, revues et corrigées à l’encre naissante des années 1980, vécurent un «changement de paradigme» marquant la sortie de l’âge structuraliste, au profit d’une attention portée à la part réfléchie de l’action humaine. D’où cette conséquence qu’il n’y avait plus à dire «structure», «déterminisme caché», avec pour corrélat le (beau) rôle démystificateur du sociologue, mais «action». La sociologie pourrait alors s’offrir corps et âmes, ici à la tradition compréhensive, là à l’herméneutique, ailleurs à l’anthropologie du quotidien, à la phénoménologie sociale… Décorticage des arcanes de la phénoménologie sociale à l’appui, de Husserl à Aron Gurwitsch, en passant par Merleau-Ponty et Alfred Schütz, Thierry Blin nous livre un essai ardent et polémique sur une pente récente du débat sociologique qui intéressera également le philosophe.

Philosophe et politiste de formation, Thierry Blin est maître de conférences en sociologie (Montpellier III), chercheur à l’IRSA (Montpellier III) et chercheur associé au GEPECS (Paris V). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la sociologie phénoménologique, de la traduction et de l’introduction des Essais sur le monde ordinaire d’Alfred Schütz (Éditions du Félin, 2007) et d’un essai sur les mouvements de sans-papiers (L’Invention des sans-papiers. Une étude de la démocratie à l’épreuve du faible, PUF, 2010).

Revue de presse