Histoire de l'habitat idéal
Prologue
Le vent qui ruisselle
§ 1. Au désert de Borrego
Nous remontions la vallée. Balisé pour le randonneur, le Borrego Palm Canyon Nature Trail menait, en amont, vers une petite oasis. Nous y trouverions, selon le guide, un bosquet de palmiers avec une source vive en hiver et au début du printemps; mais nous étions en septembre, et le lit du torrent était mort.
La température devenait supportable: le soleil passé derrière les sommets du mont San Ysidro, nous étions dans l’ombre, alors que grillait toujours la plaine de Borrego. Personne à part nous, vu l’heure, peut-être. On n’entendait que nos voix. Bientôt il nous faudrait rebrousser chemin, sans être allés jusqu’à l’oasis; car ce soir-là nous devions être à La Jolla, et le lendemain reprendre l’avion pour Mexico. Le vent se levait, une brise chaude et légère montant de la plaine vers la vallée. Pas désagréable. Il y avait même quelque chose de maternel, dans ce souffle du désert…
Joannès, qui marchait en avant, nous fit signe de nous arrêter et de prêter l’oreille. Écoutez! On dirait un bruit d’eau…
Il alla voir, en bondissant dans les rochers. Bizarre, effectivement. S’il y avait de l’eau en cette saison, pourquoi la vallée restait-elle si aride? Mais on entendait bien quelque chose comme un ruissellement…
C’était le vent. C’était le vent dans les rochers, qui produisait ce mirage sonore (fig. 1).
§ 2. Pour écouter le vent
Pour écouter le vent, il faut faire taire les machines; ou plutôt, qu’il n’y ait pas de machines du tout. C’est pourquoi les sociétés prémécanistes ont eu loisir de méditer beaucoup sur la vertu des souffles qui peuplent l’univers et habitent notre corps, parlant d’-atman, de pneuma, de spiritus, voire de souffle cosmique (qi), alors que nous avons affaire, d’abord, aux gaz d’échappement de nos voitures (il est vrai que nous pouvons aussi parler du vent solaire, que lesdites sociétés ne connaissaient pas).
Le vent ne se voit pas, sinon par ses effets, mais il se sent par tous les pores, et pénètre au plus profond de nous-mêmes. Les «sages nus» (gymnosophistes) de l’Inde ancienne, comme les appelèrent les Grecs, ont très tôt appris qu’il est en nous le messager de l’univers, et se sont donc efforcés d’accorder à
V-ayu, le dieu du vent, leur propre souffle vital ou leur âme
(-atman, mot de même racine que notre atmosphère). Ainsi ont-ils pu développer des facultés hors du commun: en phase avec l’univers, par la maîtrise de leur souffle et par la force du vent.
Ce pouvoir cosmisant que possède le vent, d’où le tient-il? Assurément de ce que nous sommes des êtres terrestres, aérobies, et qu’il incarne donc à une autre échelle, l’échelle du monde qui nous entoure, ce même souffle qui tient chacun de nous en vie. Le vent, c’est le souffle du kosmos – le souffle qui tient notre monde en vie.
Voilà qui donne à penser. Alors, comment pense-t-on le vent? Difficile à dire, car cela non plus ne se voit pas. Sauf dans un cas: celui des sinogrammes1. En Chine, le vent se dit feng et s’écrit 風. L’étymologie de ce caractère nous apprend qu’il dérive de deux dessins composés, à gauche un grand oiseau (le dieu du vent), à droite un élément mi-phonétique mi-sémantique, représentant une voile gonflée par le vent.
Ainsi donc, en Chine, on pense ou on a jadis pensé le vent concrètement, à travers les choses qui vont avec: les oiseaux, les voiles, tout ensemble relevant de la nature et de l’industrie humaine. Nous le pensons, nous, comme la circulation qui s’établit dans le gradient barométrique entre deux masses d’air. On peut ajouter qu’il circule, en Inde comme en Chine, avec les hautes pressions à sa droite et les basses pressions à sa gauche, bien que les Indiens roulent à gauche et les Chinois à droite; car cela ne relève pas du code de la route, mais de la rotation de la Terre. Et pour nous, la circulation des voitures n’obéit qu’aux lois humaines; elle n’est pas dans la nature des choses, et ne doit rien aux grands oiseaux, ni à V-ayu.
§ 3. Le vent et la Terre
Serait-ce que les Chinois ignoraient que la Terre tourne, lorsqu’ils ont pensé le vent? Oui. Pour eux, à l’époque, la Terre ne bougeait pas, ou guère (c’est-à-dire, sauf à trembler pour avertir que les choses n’allaient pas dans le bon chemin). Dans un tel monde – qui a été le nôtre jusqu’à Galilée (1564-1642), voire bien après –, la Terre est stable. Si notre distinction entre majuscules et minuscules avait alors fait sens, elle n’aurait d’ailleurs pas mérité la majuscule des noms de planètes, puisqu’elle n’en était pas une. Elle était tout autre chose qu’un astre «errant» (planêtês, en grec), vagabondant comme certains le font en dépit du cours immuable de la coupole céleste. En revanche, elle l’aurait plus que méritée pour d’autres raisons: par sa nature divine, et parce qu’elle était la demeure des génies du sol. Du reste, le sol ou la Terre, c’était tout un; et cela s’appelait tu. Nous avons dû, quant à nous, attendre Husserl (1859-1938) pour comprendre – et encore… – que le sol qui soutient nos pieds, Boden, ce n’est pas réductible à la Terre en tant que corps céleste, Körper parmi les autres1 ; et davantage encore pour soupçonner (c’est la question qui sous-tend mon propos) que cette distinction concerne au plus haut degré la possibilité de maintenir un monde humain sur la Terre.
Lorsque de telles questions ne se posaient pas encore, on pouvait considérer, comme en Chine ancienne, que c’est le vent qui ramasse en lui les facultés attachées au mouvement, à la mise en relation, à la transmission des choses. En cela il s’opposait à la Terre, qui les garde en son sein. Dans le Grand dictionnaire Morohashi des sinogrammes1, où 風 est le 43 756e caractère (sur un total de 48 902), celui-ci est défini comme suit: 1. vent; 2. souffler, venter; 3. se rafraîchir (sous l’effet du vent); 4. être exposé au vent; 5. bouger; 6. se disperser; 7. tomber; 8. s’enfuir; 9. rapide; 10. enseignement; 11. guidance; 12. usage; 12. commandement; 13. tempérament, disposition; 14. élan; 15. l’un des six genres2 de la poésie, à savoir les chansons populaires; 16. chant, mélodie, air; 17. chanter; 18. aspect, air; 19. paysage; 20. rhume; 21. voix; 22. abondant; 24. plume; 25. un nom de famille, Feng.
De ces définitions, retenons que feng chevauche la nature et la culture; c’est le vent météorologique, et aussi les métaphores qui en sont nées historiquement. Ce chevauchement n’est pas qu’un effet de mots; les paysages de la Chine en offrent concrètement de nombreux exemples, en particulier dans l’Ouest, où du fait de l’aridité les phénomènes éoliens sont remarquables. Dunes et yardangs y sont bien connus, mais on y trouve aussi, qui le sont moins, des «cités du vent3 », celles par exemple que le vent a sculptées dans des formations argileuses aux environs de Wuerhe, en Dzoungarie du nord-ouest. Leurs formes font penser aux ruines de ces villes mortes qui s’égrènent au long de la Route de la Soie; mais celles-ci en retour, soumises depuis des siècles à l’érosion éolienne, ressemblent à des cités du vent…
§ 4. L’écoulement du vent
Parmi tous les composés de feng, il en est un dont la signification comptera beaucoup dans ce livre: fengliu, ce qui littéralement veut dire «l’écoulement du vent1 ». L’expression apparaît sous les Han antérieurs, dans le Huainanzi (c. 110 av. J.-C.), avec le sens péjoratif de mœurs décadentielles. Plus tard s’y adjoint l’acception de mœurs d’autrefois, transmises ou relictuelles. Après la chute des Han (220 ap. J.-C.), à l’époque Wei-Jin, un retournement se produit. L’expression devient positive; elle signifie un esprit libre, négligeant les entraves de l’opinion et de l’usage. Pourquoi ce renversement? Par analogie entre le vent et la liberté, sans doute. Expriment ce fengliu les «messieurs de renom2 » qui, écrit Ogawa, «s’absorbaient dans les qingtan, c’est-à-dire des discussions de philosophie profonde et lointaine (sur Laozi, Zhuangzi…), sans se préoccuper des affaires pratiques3 ». Ces intellectuels étaient critiqués par les confucianistes au pouvoir, d’où le sens péjoratif que fengliu avait au début; mais ce sens fut retourné en amour-propre par les intéressés eux-mêmes, que l’opinion finit par appeler fengliushi, les «messieurs fengliu ». Censure à plus de quinze siècles de distance, l’équivalent du Grand Robert pour la langue chinoise, le Hanyu da cidian, ne mentionne pas ce terme4. Le Morohashi en revanche le définit comme «Personne savante et distinguée, aimant la poésie et l’écriture». Effectivement, l’attitude fengliu se définit de plus en plus clairement, sous les Six Dynasties de la Chine du Sud (iiie-vie siècles), en opposition au su, le commun, le vulgaire, le monde ordinaire. Cette évolution finit par en faire un quasi-synonyme de ya, l’élégance, la distinction, le raffinement de la société de Cour.
Vers la fin des Six Dynasties, nouveau changement: le terme connote de plus en plus la sensualité, dans le relâchement des mœurs et de la tenue. Ogawa cite un grand personnage qui, se qualifiant lui-même de «ministre fengliu1 », se montrait chignon défait et barrette de travers, ce qui devint une mode à la Cour des Qi (479-501). Cette affectation se manifesta aussi en littérature. L’empereur des Liang Jian Wendi, qui ne régna qu’un an (550), eut néanmoins le temps de préconiser un style fangtang, c’est-à-dire «où l’élan des sens dépasse la mesure», comme le glose Ogawa2. Accentuant la veine, sous les Tang (618-921), les «surdoués du fengliu3 » seront des dandys libertins, des débauchés. Pour la langue populaire, carrément, fengliu signifiera prostitution et bordels.
Si, à l’oreille de la majorité des Chinois, le fengliu a pu terminer sa course en synonyme de maison close, dans l’ensemble toutefois, conclut Ogawa, il a gardé un haut statut en littérature et dans les arts4. Témoins les œuvres nombreuses qui, jusque sous les Qing (1662-1912), ont choisi des titres où fengliu garde le sens clairement positif d’élégance et de bon goût. Témoins aussi les vingt-six dérivés de fengliu recensés tant par le Morohashi que par le Hanyu da cidian (mais ce ne sont pas tous les mêmes), et qui pour la plupart ont le même sens positif. Il est clair que la langue écrite s’écarte ici du sens commun; écart, du reste, qui est inhérent à la notion même de fengliu : il s’agit là, bien qu’en version extrêmement orientale, de ces mêmes happy few auxquels Stendhal dédia sa Chartreuse de Parme.
Le souffle du fengliu a aussi animé les pays voisins. Nous reviendrons amplement sur son influence au Japon, où cela se prononce fûryû, et en certains cas furyû. Mentionnons simplement que le Kenkyusha’s New Japanese-English Dictionary (5e édition, 2003) définit ce terme comme elegance, taste, refinement, grace ; et l’adjectif fûryû na comme elegant, tasteful, refined, graceful, artistic(al), aesthetic(al), romantic. Ajoutons, pour qui aurait eu vent que Balzac a publié des Contes drôlatiques en 1832, que ce titre a été rendu en japonais par Fûryû kokkei tan, « Histoires comico-fûryû ».
En Corée, où fengliu se prononce p’ungnyu, la notion a compté encore davantage qu’en Chine ou au Japon. Dans ce pays en effet, outre des manifestations comparables à celles de ses deux voisins, le p’ungnyu fut institué au vie siècle, dans le royaume de Silla, en une véritable religion de la nature, vénérant le ciel, le soleil, les immortels. Cette «Voie du p’ungnyu1 » a profondément marqué la culture coréenne dans tous les domaines : religion, pensée, morale, littérature, arts, paysage… Faute de compétences, je laisserai cependant la Corée, sans même parler du Vietnam, sur les marges de ce qui va suivre.
§ 5. Le sentiment du vent
Les composés de feng (le vent) peuvent souvent nous paraître d’une généralité, voire d’une universalité ne laissant pas de place à la distinction; tel par exemple le paysage, fengjing, et ses composantes, les «choses du vent» (fengwu). Nous verrons qu’il n’en est rien: le social pénètre ici l’environnement de part en part, et la notion de paysage n’a rien d’universel. Elle est apparue historiquement à la grande époque du fengliu, et elle est peut-être même née justement d’une logique sociale de la distinction. Impossible de tracer ici une frontière nette entre ce qui relèverait de l’environnement d’une part, de la société d’autre part. D’autant que beaucoup de ces termes peuvent s’appliquer aux humains! Tel est le cas justement de fengjing, qui peut vouloir dire l’aspect ou l’air d’une certaine personne. En français, dire de M. Untel «Il est d’un agréable paysage», ce serait une métaphore un peu rude pour l’intéressé; car ce serait le réifier. Ce n’est pas le cas en Asie orientale; et voilà qui nous place devant un problème ontologique de première grandeur: le paysage est-il une chose, ou une personne? Ou encore, ces catégories sont-elles pertinentes en la matière?
Laissons pour l’instant le paysage, nous y reviendrons au chapitre III; et allons carrément à la question du vent lui-même. Est-il capable de sentiment, comme une personne? Il semblerait, puisqu’il existe un mot courant qui littéralement veut dire «sentiment du vent», fengqing. Selon le Morohashi, les acceptions de ce terme sont les suivantes: 1. disposition, aspect; 2. détermination, volonté; 3. charmes de la nature1, disposition intéressante, goût; 4. traitement, réception. À des acceptions voisines, le Hanyu da cidian ajoute les suivantes: sentiment distingué; liaison amoureuse; ambiance locale. Rien là de spécialement exotique à première vue; mais c’est que mes traductions vous trompent. Ce sont des adaptations aux habitudes françaises. Pour la troisième acception dans le Morohashi par exemple, une traduction plus respectueuse de la lettre, au lieu de «charmes de la nature», donnerait: «humeur du vent et de la lune». C’est dire que fengqing, ce «sentiment du vent», s’applique aussi bien à la vie intérieure des êtres humains qu’aux choses de l’environnement.
Voilà pourquoi, dans l’introduction du premier traité d’art des jardins japonais, le Sakuteiki (xie siècle), fuzei (la prononciation japonaise de fengqing) porte tantôt sur l’aménageur, tantôt sur le site qu’il aménage2 :
Quand on dresse les pierres [i.e. quand on aménage un jardin], il faut avant tout se pénétrer des principes. D’abord, en accord avec le relief, et en se conformant à l’aspect de l’étang, pour chaque lieu comme il se présente, on examinera toutes les possibilités de rendre au mieux son caractère (fuzei), en gardant à l’esprit les paysages naturels. Item, on fera le jardin en prenant modèle sur la manière des maîtres jardiniers du passé, tout en exprimant son propre goût (fuzei) et en tenant compte des volontés du maître des lieux. Item, on fera le jardin en assimilant et en harmonisant aux conditions locales les motifs essentiels de divers paysages célèbres, dont aura fait siens les caractères.
§ 6. Habiter
Fort bien. Mais les artistes (comptons dans cette catégorie les créateurs de jardins) ne sont-ils pas des gens un peu en marge des exigences de la raison? Et Tachibana no Toshitsuna (l’auteur du Sakuteiki) n’est-il pas un peu trop médiéval, voire un peu trop Japonais? Bref, tout cela n’est-il pas exotique, fort loin, dans le temps comme dans l’espace, de ce que nous connaissons aujourd’hui?
Justement, nous en savons aujourd’hui beaucoup plus que n’en savait Descartes lorsqu’il fonda le dualisme moderne. Si le présent livre porte aux deux tiers sur l’Asie orientale – pour la bonne raison que le paysage, thème déterminant de toute cette histoire, est d’abord apparu en Chine – et remonte loin dans le passé, ce n’est pas avec la sempiternelle intention de montrer que l’Orient n’est pas l’Occident, et que les deux ne se rencontreront jamais; c’est pour illustrer autre chose: la conviction que nous avons déjà dépassé le paradigme occidental moderne à divers égards; mais cela comme Monsieur Jourdain: sans le savoir. D’où des tiraillements et des inconséquences, parce que nous ne savons plus où nous en sommes; inconséquences qui sont graves, parce qu’elles privent de cosmicité notre existence, et mettent même en péril notre avenir. Malaise dans la civilisation, c’est le moins qu’on puisse dire!
L’histoire que je vais rapporter, de ce fait, est plus qu’orientale: elle ambitionne d’aller au delà de l’étude singulière – ce qu’elle est en grande partie – pour contribuer à l’édification du nouveau paradigme qui nous manque; et ce, avec l’apport justement de l’Asie orientale, de plain-pied – ni plus, ni moins – avec les questionnements que nous formulons sur notre monde, aujourd’hui.
De l’exotisme, on fait donc ici table rase; mais dans l’échange et l’enseignement mutuels, pas dans l’universalisme impérial(iste) de nos grands-pères, ni dans le relativisme sous le masque duquel il fait aujourd’hui ses affaires1 : avec la volonté de définir des fondements communs.
Il s’agit en gros d’histoire et de géographie, mais dans un sens autre que celui de nos souvenirs de lycée: un sens ou la géographie, comme écriture (graphê) humaine de la Terre (Gê), et en retour écriture terrestre de l’humain, c’est ce qui donne chair à l’histoire; tandis que l’histoire est, à la fois, les choses qui se sont passées autrefois et celles que nous en disons aujourd’hui. Indissolublement.
Voilà qui outrepasse le dualisme sujet-objet. Dans ce sens-là, effectivement, l’histoire relève à la fois du sujet et de l’objet. Elle continue néanmoins de s’appeler histoire, parce que le mot «histoire» a toujours eu cette ambivalence. Il n’en va pas de même de la géographie, qui s’est longtemps voulue science exacte, et donc objective (ce qu’elle reste au sens des cartographes, par exemple dans l’intitulé Institut géographique national). Dans l’acception notée plus haut, en conséquence et par souci de clarté, je parlerai d’écoumène, en définissant ce mot comme la relation de l’humanité à l’étendue terrestre. Il vient du grec oikoumenê gê, la Terre habitée2 ; ce qui n’est pas la Terre tout court.
La relation écouménale naît en effet de ce que la Terre est à la fois, physiquement, une planète parmi les autres – un corps céleste qui en soi ne suppose pas notre existence – et phénoménalement le sol qui nous porte, supposant donc notre existence. Ne pouvant ici reprendre l’analyse théorique de cette ambivalence, je renverrai à de précédents ouvrages1, quitte à définir quelques termes au fur et à mesure. Contentons-nous pour l’heure de l’évoquer par un exemple. J’emprunte celui-ci à Saigyô2, dont les paroles sont ici rapportées par Myôe3, tout jeune encore lorsqu’il les recueillit4 :
Le bonze Saigyô venait souvent me parler. Il disait: «Pour moi, la poésie est bien loin de ce qu’on entend par là ordinairement. Les fleurs, le coucou, la lune, la neige, toutes ces choses qui nous charment, tous les phénomènes que nous voyons ou entendons ne sont qu’illusion5. Et tous les mots du poème, n’est-ce pas la Vraie Parole6 ? Je ne pense pas que la fleur que je chante soit vraiment7 fleur, je ne pense pas que la lune que je chante soit vraiment lune. Je les chante comme ça, c’est tout, à l’occasion8, en suivant mon inspiration9. C’est comme lorsque le rouge d’un arc-en-ciel colore le ciel, ou comme lorsque le soleil brillant l’éclaire; mais le ciel en lui-même n’a pas de clarté, il n’a pas de couleur. Moi aussi, dans mon cœur vide comme le ciel, je colorie des sentiments10, mais il n’en restera rien. Ces poèmes sont la vraie forme du Bouddha. Faire un poème, c’est pour moi comme faire une statue de Bouddha, et avoir en tête un vers, c’est comme de psalmodier la Vraie Parole de l’ésotérisme. La poésie me permet d’atteindre à la Loi cosmique11. Si elle n’était pas cela, s’y adonner serait une erreur.» Et de chanter ce poème:
山ふかく Au fond de la montagne
さこそ心は le cœur a beau
かよふとも voyager
すまであはれは s’il n’habite/se purifie, le sentiment
知らんものかは il ne le connaît pas
où suma, au quatrième vers, est ambivalent. C’est un kake kotoba, un mot où le poète «accroche» (kakeru) plus d’un sens, en jouant des homophonies – ici entre le sumu 住む qui veut dire «habiter», et le sumu 澄む qui veut dire «se purifier» (le cœur), i.e. l’état de parfaite désubjectivation qui permet de s’ouvrir totalement aux choses.
Ces mots anciens illustreront pour nous deux idées. La première, que nous avons là un exemple de ces métaphores secondes par lesquelles, plus profondément que les autres, des poètes ont su rendre la métaphore première, celle du déploiement de l’écoumène à partir de la Terre et de la biosphère. Ici, la poétique de Saigyô symbolise l’accession à l’existence de quelque chose – un monde – qui, sans ce prédicat humain, ne serait rien (c’est la vision bouddhique), ou resterait un absolu insaisissable (c’est le point de vue que je soutiens). La seconde, c’est la nature poétique de cette assomption, par la relation écouménale, de la Terre en monde. Voilà ce qu’incarne ici le double sens de sumu. Effectivement, l’habiter humain est toujours plus qu’un habitat ; il ouvre, en déployant le sens, aux dimensions les plus hautes de l’existence. Comme sut le dire Hölderlin1 :
Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet Plein de mérites, mais poétiquement habite
Der Mensch auf dieser Erde. l’humain sur cette terre.
Et c’est bien de cet habiter qu’il sera question dans ce livre.
« C’est l’histoire des raisons pour lesquelles la société urbaine des pays riches en est venue à idéaliser le modèle de l’habitation individuelle au plus près de la nature. »
De ses plus anciennes expressions mythologiques jusqu’à l’urbain diffus contemporain, cette histoire couvre plus de trois millénaires. Elle aboutit aujourd’hui à un paradoxe insoutenable : la quête de « la nature » détruit son objet même : la nature. Associée à l’automobile, la maison individuelle est effectivement devenue le motif directeur d’un genre de vie dont l’empreinte écologique démesurée entraîne une surconsommation, insoutenable à long terme, des ressources de la nature.
Les deux premières parties de l’ouvrage sont historiques. Elles portent principalement sur l’Asie orientale, où est apparue la notion de paysage, tout en opérant de multiples recoupements avec l’Europe, et en montrant la confluence, à partir du xviiie siècle, des diverses filiations d’où est issu l’idéal de l’habitation hors de la ville, au sein de « la nature ». La troisième partie porte sur les tendances générales de l’habitat contemporain dans les pays riches (Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon…) en soulignant leur double effet sur la nature : externe (sur l’environnement) et interne (sur les fondements ontologiques de l’être humain).
Dépassant le clivage Orient-Occident, ce livre montre les analogies profondes qui, là comme ailleurs, instituent d’un même mouvement la personne et l’écoumène, la relation de l’humanité à l’étendue terrestre.
Géographe et orientaliste, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Auteur de nombreux ouvrages sur la relation des sociétés humaines à leur environnement, au Japon en particulier, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie.