Une vie derrière le mur
Virée à Naplouse
La troisième visite de terrain proposée par l’université se déroule à Naplouse. Cette ville densément peuplée est située au nord de la Cisjordanie, à une bonne heure de Ramallah. La ville est connue pour abriter le tombeau de Joseph, mais, ce qui fait sa réputation, c’est aussi l’excellence et le goût exquis de ses knafehs, un dessert traditionnel de la région à base de semoule et de fromage blanc nappé d’un délicieux sirop sucré. Ça donne soif, je vous l’accorde, mais quel délice ! À écouter mes amis, Naplouse est la capitale du knafeh.
Sur la route, impossible de ne pas remarquer la présence imposante des colonies israéliennes. Ces quartiers sont généralement perchés en haut des collines, stratégiquement positionnés pour assurer leur sécurité tout en dominant les vallées environnantes. Au bout de trente minutes de bus, Saad Nimr nous fait une annonce prémonitoire :
– Nous allons traverser un checkpoint qui est l’un des plus dangereux de la Cisjordanie pour nous, Palestiniens. Autour de vous, les colons israéliens sont considérés comme les plus dangereux. Il existe deux types de colons. Il y a ceux qui viennent s’installer pour des raisons économiques, car les loyers y sont moins élevés qu’en Israël, et le gouvernement israélien accorde d’importants avantages fiscaux. Puis il y a la deuxième catégorie, ceux qui s’installent ici de leur plein gré pour des motivations religieuses et idéologiques. Ce sont eux qui représentent la plus grande menace, ce sont eux les plus violents. Les colons qui résident dans cette région font partie de la seconde catégorie.
Saad s’arrête. Au moment où nous franchissons le checkpoint, de jeunes colons s’approchent de la zone, et commencent à jeter des pierres en direction des voitures palestiniennes avec une frénésie presque fanatique. Alors que nous poursuivons la route vers Naplouse, nous apprenons quelques minutes plus tard qu’un Palestinien est venu percuter violemment avec sa voiture deux soldats israéliens qui se trouvaient au checkpoint, les tuant sur le coup. Le Palestinien s’est emparé de l’arme d’un des soldats abattus et a ouvert le feu sur les colons pour se venger de leur attaque. Au-dessus de nous, deux hélicoptères survolent la zone. L’armée israélienne lance déjà ses recherches pour le retrouver.
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Nous arrivons au souk de Naplouse. C’est à l’intérieur que se trouve le fameux restaurant renommé pour son knafeh. Nous nous y arrêtons pour le déguster. Un régal, je vous dis ! Après une visite d’une usine de savons (le savon de Naplouse est très réputé), nous reprenons la route vers la vieille cité samaritaine avant de rejoindre le village des Samaritains.
Les Samaritains sont une communauté juive qui vit en Israël et en Cisjordanie près de Naplouse et se considèrent comme les gardiens du judaïsme originel. On en dénombre un peu plus de trois cents ici. Ils vivent en parfaite harmonie avec les Palestiniens, comme ils entretiennent également de bonnes relations avec les colons juifs de la région. Une sorte de zone tampon au milieu de deux camps qui s’affrontent dans un conflit interminable.
Le village se situe sur le haut d’une colline et l’atmosphère y est assez particulière. On peut facilement se croire dans le film Je suis une légende. Les rues sont quasiment désertes. C’est l’heure de la prière. Plus loin, un drapeau palestinien flotte au-dessus de toute la vallée en face d’une colonie israélienne. Chaque semaine, et cela plusieurs fois, les colons viennent l’arracher pour y placer le leur… Et ainsi de suite… Invariablement… Chaque semaine…
Nous nous perdons quelques instants dans le village avant de rejoindre le bus et de retourner à Ramallah. Malheureusement, nous n’aurons pas l’occasion de visiter le tombeau de Joseph, son entrée nous sera refusée, ce lieu étant le théâtre d’altercations fréquentes entre communautés juives et musulmanes.
Avant de partir, Saad nous invite à observer par nous-mêmes les conditions d’un camp de réfugiés palestiniens. Vous m’avez bien lu. Nous sommes en Palestine, mais à l’intérieur même de ses « frontières » existent des camps de réfugiés. Ces camps abritent les familles qui ont été contraintes de fuir Israël lors des différentes guerres successives. Pour cette visite, nous sommes escortés par un Palestinien dont je ne connaîtrai ni le nom ni la profession. Une seule règle, c’est lui que nous devons suivre. Je remarque discrètement qu’il porte une arme dans sa poche. Les camps de réfugiés ont la réputation d’être des foyers de délinquance et de tensions, parfois exploités comme bases opérationnelles par des groupes palestiniens résolus à s’opposer à l’occupation israélienne. Nous nous égarons dans le dédale du camp, où les rues étroites rendent impossible la marche côte à côte et accentuent la sensation d’étouffement. Nous progressons en file indienne. Les rues sont délabrées, les gens entassés les uns sur les autres. Le taux de chômage dans les camps y est très élevé, ce qui peut laisser prospérer un trafic de drogue non contrôlé. Je me trouve dans les derniers de la file, quand un enfant à vélo me klaxonne et me donne un coup dans le dos. Il doit avoir 10 ans. Il me lance un grand sourire en me faisant le signe « victoire » de la main. On se fait un check. Trois coups de feu retentissent. Pas le temps de faire connaissance avec cet enfant dont le visage et le sourire restent aujourd’hui encore gravés dans ma tête. La visite est expéditive. Pas une seule explication, pas un arrêt, on ne discute pas, il faut y aller.
Nous sommes en train de rejoindre le bus lorsque le professeur Saad nous informe que, en réaction aux événements de ce matin, les colons de la région ont décidé d’attaquer et d’agresser toutes les voitures palestiniennes qui circulent dans la zone. Pour atteindre Ramallah, il nous faut donc contourner par Jéricho, allongeant de plus de deux heures notre itinéraire initial. Une fois encore, nous sommes contraints de nous adapter au quotidien.
C’est aussi ça, vivre en Palestine, savoir quand on part, jamais quand on revient.
En 2019, Carl, jeune étudiant à la Sorbonne, est accepté à l’université de Birzeit en Cisjordanie dans le cadre du programme Erasmus +. Il s’apprête à faire un voyage qui bouleversera à jamais sa perception du monde et des hommes.
Au-delà des clichés et des idées reçues, il propose au lecteur un portrait méconnu de la Palestine, un regard intime sur ses habitants. Carl nous invite à faire connaissance avec ses amis, ses amours, à découvrir leurs vies, leurs drames, leurs joies, leurs luttes, et leurs rêves.
Derrière le mur, la soif de vivre des Palestiniens est parfois exacerbée par les difficultés mais, à travers ces lignes, elle rayonne d’une formid able intensité.