Princesse persane
La main gantée frappa trois coups contre la porte. L’homme attendit quelques instants, appuya son oreille contre le bois, puis frappa à nouveau. Aucun bruit ne lui parvenait de l’intérieur. Il retira son gant et heurta une nouvelle fois l’huis de son index replié.
Nicolas Sergueievitch Kirsanoff était le secrétaire personnel de l’ambassadeur de Perse à Saint-Pétersbourg. Il était rare qu’il montât au premier étage de la résidence, qui plus est, à six heures du matin, pour informer Son Excellence d’un événement qui allait changer la face du monde. Le prince Eshagh Khan Mofakham-ed-Dowleh représentait Sa Majesté le shah de Perse Ahmad Ghadjar et ne permettait aucune entorse au protocole. Quand il se retirait dans ses appartements, généralement avant minuit, ou pour la traditionnelle sieste de l’après-midi, il fallait que l’objet du dérangement fût de toute première importance pour venir importuner le diplomate. C’était généralement son épouse qui interceptait tous les messages mais la princesse Zahra Khanoum était en déplacement en Suisse et en Allemagne depuis un mois avec ses trois enfants, et Son Excellence était depuis quelques semaines d’humeur fort irritable.
Enfin, le battant s’ouvrit. Sans voir son interlocuteur, le zélé secrétaire s’inclina très respectueusement. Il attendit qu’une voix l’invita à se redresser.
« Qu’y a-t-il, Kirsanoff ? Quelle heure est-il ?
– Il est six heures du matin, Excellence. Veuillez pardonner mon audace, Prince, mais j’ai pensé que…
– Vous avez pensé quoi, Kirsanoff ? »
L’ambassadeur Mofakham était d’une taille élevée. La soixantaine finissante, le cheveu court et blanc, la moustache en brosse. Il portait un pyjama de soie jaune pâle et avait chaussé des mules de cuir fin.
« Excellence, j’ai le très grand regret d’annoncer à Votre Seigneurie que, tard hier soir, notre très vénéré tsar, notre bien-aimée tsarine et tous les enfants impériaux ont été exécutés par les révolutionnaires. Il n’y a aucun survivant. »
L’ambassadeur eut un haut-le-cœur mais ne laissa paraître aucune émotion. Il avait pâli. Pas un muscle de son visage ne bougeait. Le secrétaire se tenait devant lui, les larmes aux yeux, légèrement penché en avant, regardant vers le sol.
« Où cela s’est-il passé, Kirsanoff ?
– À Ekaterinbourg, Excellence. »
Il y eut un long silence, tout juste interrompu par la sonnerie d’une horloge égrenant six coups.
« Préparez-moi du thé, Kirsanoff, je descends dans dix minutes… et préparez-moi aussi quelques toasts. »
La porte s’était refermée et le secrétaire fit quelques pas à reculons avant de se relever et de descendre à l’étage inférieur.
« Quel jour sommes-nous ?
– Le 18 juillet, Excellence.
– Et vous dites que l’exécution de la famille impériale a eu lieu hier, le 17 ?
– Oui, Excellence, hier soir.
– Qui vous l’a appris, Kirsanoff ? »
Le secrétaire se tenait debout, les deux mains jointes sur le pantalon. L’ambassadeur avait enfilé une robe de chambre couleur lie-de-vin. Il avait effectué une toilette succincte et s’était légèrement parfumé. Il but une gorgée de thé :
« Le secrétaire de Son Excellence Teymour Bey, ambassadeur de la cour ottomane, m’en a informé par téléphone il y a à peine une demi-heure, Excellence. »
Le prince Mofakham posa sa tasse et ajouta :
« Par qui avait-il été informé ?
– Par le préfet de police Dolgorouki, Excellence. Une notification officielle sera rédigée et expédiée à toutes les chancelleries aujourd’hui, avant midi, Excellence. »
Chaque fois que le secrétaire répondait, il s’inclinait, ne regardant jamais son maître dans les yeux.
Le prince beurra un toast, y ajouta une cuillère de confiture aux oranges, toussota et dit :
– Kirsanoff, êtes-vous bien certain de ce que vous avez entendu ? Il n’y a pas d’erreur possible ? Sa Majesté et sa famille ont bien été… assassinées ? »
Le secrétaire, les yeux rougis par l’émotion et n’osant pas sortir son mouchoir de sa poche, répondit sans laisser paraître le moindre trouble dans la voix :
« C’est malheureusement vrai, Votre Seigneurie, le secrétaire de Son Excellence Teymour Beg a bien employé le mot “exécuté”, par deux fois. »
L’ambassadeur se tamponna la moustache avec sa serviette et dit :
« Quelqu’un d’autre dans cette résidence sait-il ce qu’il s’est passé ? En avez-vous parlé à un domestique ?
– Non, Excellence, je n’en ai parlé à personne. Tout le monde dormait quand le téléphone a sonné. Je suis le seul au courant, à part Votre Altesse, bien entendu.
– Servez-moi une autre tasse, Kirsanoff. Il faut que je réfléchisse… Tout cela est bien fâcheux… Il faut que je réfléchisse… Laissez-moi un moment. »
Le Russe s’inclina, recula de trois pas et disparut derrière la porte, sans faire de bruit.
Cet après-midi là, le prince Mofakham fut reçu par son collègue turc.
« Je regrette d’avoir à déranger Votre Excellence durant son repos, mais la situation est tellement grave !
– Ne regrettez rien, Prince, et vous n’êtes pas le premier visiteur. Mon ambassade est devenue un véritable caravansérail ; depuis ce matin, ça entre, ça sort, on court dans tous les sens. »
La résidence de la Sublime Porte n’était pas très éloignée de la représentation persane. Elle avait été bâtie trente années auparavant par un architecte russe qui avait longtemps séjourné en Turquie et de ses plans était né un véritable palais oriental, avec petites coupoles, jardins intérieurs, bassins et jets d’eau, mosaïques et bosquets de lilas.
Les deux plénipotentiaires étaient confortablement installés dans des fauteuils recouverts de tapisserie. Teymour Beg recevait Eshagh Khan en grande robe de chambre d’apparat et en babouches. Le Persan avait toujours détesté cet accoutrement qu’il considérait comme moyenâgeux, mais six années d’ambassade à Constantinople lui avaient permis, non sans mal, de finir par accepter cet ajustement d’un autre temps. Quelle que fut la saison ou l’heure du jour, le représentant du shah de Perse était toujours revêtu d’un costume trois-pièces de la meilleure coupe, taillé sur mesure à Paris ou à Londres, d’une chemise blanche dotée d’un col dur et de guêtres claires recouvrant ses chaussures. Raide dans son port, il l’était également dans son fauteuil, ne s’y enfonçant jamais totalement, comme s’il était sur le point de prendre congé.
Le thé avait été servi, ainsi que quelques friandises. Enfin, le Turc passa à l’essentiel :
« Très cher ami, je pense que Votre Excellence est aussi troublée que moi-même… Depuis l’arrestation de Leurs Majestés, je redoutais le pire…
– Je partage le point de vue de Votre Excellence… Je ne vois rien de bon dans tout cela. Je dirai même que c’est très embarrassant pour nos deux nations. Il risque d’y avoir des troubles à nos frontières… Avez-vous câblé à votre ministère ?
– Dès que j’ai eu confirmation des faits par le gouvernement russe, j’en ai informé ma hiérarchie. Pour le moment, je n’ai reçu aucune instruction. Et vous ? »
Mofakham en avait avisé son chef de gouvernement Samsam Saltaneh et son ministre des Affaires étrangères Mochar-ol-Saltaneh. Depuis de nombreux mois, une certaine anarchie régnait dans les sphères dirigeantes à Téhéran, et quatre gouvernements s’étaient succédé en six mois à peine. Depuis qu’il représentait son pays à la cour de Saint-Pétersbourg, le prince avait connu plus de quarante gouvernements, presque autant de ministres chargés des Affaires étrangères et avait servi trois shahs. Et le dernier, Ahmad, avait présentement vingt-trois ans et avait accédé au trône neuf années auparavant. Peu compétent, pas toujours bien conseillé, de constitution fragile, il ne pouvait être d’aucun secours dans les circonstances présentes.
« Vous savez, cher ami, reprit le Turc, j’ai mon idée sur cette très déplaisante affaire. Je vous en avais parlé autrefois. Vous voyez ce que je veux dire ?
– La mainmise des étrangers, la chute des empires, la fin de cette tragique guerre mondiale, les affairistes qui s’installent, c’est bien ça ?
– C’est ça, Prince, c’est tout à fait ça. Mais j’irai même plus loin. Derrière tout ça, il y a un vaste complot juif. Ils sont partout, ils s’infiltrent partout, ils installent des réseaux. Je ne sais pas comment c’est chez vous en Perse, mais chez nous à Constantinople, à Ankara, à Smyrne, ils ont des comptoirs, des banques, des officines… Pas chez vous ?
– Certes si, cependant ils sont moins nombreux. Ils n’ont pas de banques mais ce sont des usuriers, des prêteurs sur gages, ils sont dans le commerce et dans le négoce, comme les Arméniens.
– Ah ! Les Arméniens ! Cette vermine, ces malfaisants ! Nous ne sommes pas parvenus à les exterminer. Le pire, c’est que bien souvent, ils s’acoquinent avec les juifs, les Grecs ou toutes sortes d’aventuriers qui sèment le trouble chez nous et parviennent parfois même à s’immiscer dans les antichambres du pouvoir. Et ici, en ce moment, c’est la même chose : la plupart de ces révolutionnaires sont des agents de l’étranger qui profitent de cette guerre pour vendre des canons et des munitions. Tous ces juifs se cachent sous des noms d’emprunt. Ils n’ont même pas le courage de montrer leurs faces hideuses. Je suis certain qu’il y a également des Arméniens et des Géorgiens parmi ces pseudo-révolutionnaires. Avez-vous lu leurs gazettes ? »
L’ambassadeur de Perse hochait la tête. Il connaissait bien Teymour Beg et redoutait ses excès. Mais il partageait souvent ses vues sur le rôle sans cesse croissant des étrangers, ces intrigants disait-il qui, depuis une dizaine d’années, parfois plus, remplissaient des fonctions de premier choix dans la jeune industrie persane, surtout dans le pétrole, les douanes, le tabac et les transports.
« Il ne fait aucun doute : c’est un complot judéo-arménien, dans le but de donner leur indépendance aux États du Caucase notamment, de créer un État juif, de renverser les monarchies. Cela ne fait aucun doute. Êtes-vous de mon avis, Prince ? »
Quand Eshagh Khan regagna sa résidence, un pli urgent lui fut remis par Nicolas Kirsanoff. Il était cacheté à la cire et provenait du palais impérial. Il y était attendu le jour même, en fin d’après-midi. Il était mentionné sur le carton : cravate noire. Ainsi donc, le vêtement protocolaire était de rigueur. L’annonce devait y être d’importance car il était excessivement rare de porter l’habit de cérémonie en l’absence du tsar. Y avait-il un successeur désigné ? Un autre Romanov avait-il été choisi ? Le grand-duc Michel ? Le grand-duc Dimitri ?
Quand le prince Mofakham arriva aux abords du palais, sa calèche eut du mal à se frayer un passage au milieu d’une foule excitée et bruyante. La garde impériale était là, tentant de faire reculer une populace qui hurlait : « Mort au tyran ! », « Le pouvoir au peuple ! », « Vive la république ! »
Des visages hideux et hirsutes insultaient l’ambassadeur. Des coups furent distribués, un peu de sang gicla et, finalement, le véhicule put franchir la grille d’honneur.
Précédé par un chambellan qui se retournait chaque dix pas, s’inclinait quelque peu et l’invitait à le suivre d’un geste obséquieux de la main, Eshagh Khan constata tout de suite que l’ambiance des lieux était glacée : plus de majordomes ni de serviteurs qui longeaient les murs, plus de militaires en grande tenue qui paradaient dans les salons, pas même d’ordonnances qui saluaient martialement au passage d’un hôte de marque. Il crut même apercevoir des civils en casquette qui discutaient avec un pope.
Quand il pénétra dans le grand salon des cérémonies qui faisait face à la Neva, il constata au premier coup d’œil que la quasi-totalité du corps diplomatique s’y trouvait réuni : il y avait Sir George Buchanan qui représentait le roi George V d’Angleterre, puis l’ambassadeur de France, Jean Paléologue, le commandant du palais, le général Voeikov, le gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, le général Khabdov, l’aide de camp du tsar, le grand maréchal comte Benckendorff, les ministres plénipotentiaires de Belgique, de Hollande, de Suède et Teymour Beg qui chuchotait à l’oreille du préfet de police.
Une voix réclama le silence et tous les regards se tournèrent vers un petit homme revêtu d’une redingote de mauvaise qualité et d’un pantalon trop large pour lui. Il tenait un couvre-chef à la main.
« Messieurs, je m’appelle Zaitsev, Boris Ivanovitch Zaitsev. Je représente le nouveau commissaire politique de la ville de Petrograd. J’ai reçu dans la journée le câble suivant que je vais vous lire. »
L’homme sortit une paire de lunettes d’un étui métallique et déplia une feuille de papier.
« Ce document est signé par le commissaire spécial Yourovski, chargé de la surveillance de la famille Romanov. Il a été expédié d’Ekaterinbourg et contresigné par le commandant de la cité, Avdéev : À une heure, ce matin, le tsar déchu Nicolas Romanov, son épouse Alexandra, leurs cinq enfants, le docteur Botkine et trois autres personnes non encore identifiées, ont été passés par les armes. Les onze corps ont été chargés sur un camion et conduits à vingt-quatre verstes d’Ekaterinbourg, non loin du petit lac d’Isetsk. C’est dans un bois que les corps ont été enterrés, dans une fosse commune, dans une mine abandonnée dite des Quatre-Frères. »
Zaitsev replia sa feuille et retira ses lunettes. Un long silence s’ensuivit. Le prince Mofakham regarda sur sa droite : le comte Kokovtsov, ancien président du Conseil, pleurait en silence. Un peu à l’écart, le général Dédouline, ancien commandant du palais, tremblait et s’appuyait à l’épaule du ministre de l’Intérieur Protopopov. Le prince Golystine, un ancien chef du gouvernement, semblait en grande discussion avec un officier de la garde.
Zaitsev reprit :
« Rien n’est changé dans nos relations internationales, Vos Excellences sont toujours les bienvenues chez nous et nous espérons que vos nations respectives continueront à avoir les meilleurs rapports avec notre patrie, notre éternelle Russie. Je dois cependant vous signaler que nos ambassadeurs en Europe et en Orient seront tous rappelés dans les prochains mois pour consultation. »
Le prince Mofakham s’était approché de Teymour Beg :
« Qu’en pensez-vous, Excellence ? »
Le Turc avait revêtu son grand uniforme d’apparat et avait surmonté son crâne chauve du traditionnel fez :
« Rien de bon, Prince, rien de bon. »
Puis, après un court silence, il ajouta :
« N’avez-vous rien remarqué ? »
L’ambassadeur de Perse se tourna vers lui d’un air étonné :
« À part un certain laisser-aller et la négligence de certaines tenues, non, je n’ai rien constaté…
– Eh bien, ce Zaitsev, ça m’a l’air d’être un juif. Vous avez vu sa tête, son nez, ses petits yeux rapprochés, il n’y a pas de doute, c’est un juif. Je vous le disais, c’est un complot ! Ces maudits juifs et leurs acolytes arméniens ont assassiné le tsar et sa famille ! »
L’ambassadeur de perse ne fit aucun commentaire mais ces propos le laissèrent dubitatif. Et si son collègue turc ne se trompait pas ?
Le 19 juillet au matin, le téléphone grésilla sur le bureau de Kirsanoff. La voix était lointaine et mal assurée :
« Kirsanoff… m’entendez-vous ? »
Le secrétaire se dressa d’un bond et s’inclina :
« C’est moi, Votre Excellence, je vous entends à peine… D’où Votre Excellence m’appelle-t-elle ? »
La communication passait difficilement. Il y avait des crépitements sur la ligne.
« Kirsanoff, je suis à Berlin… Vous m’entendez ? Je suis à Berlin. J’ai laissé les enfants avec les gouvernantes à Baden-Baden. Je rentre à Saint-Pétersbourg… »
Kirsanoff transpirait à grosses gouttes. Depuis la veille au soir, il avait tenté de joindre, par le télégraphe comme par le téléphone, la princesse Zahra Khanoum, qui prenait les eaux dans le sud de l’Allemagne. Il avait laissé des instructions au Grand Hôtel Kurhaus, puis à la légation de Perse à Berlin. Les directives de Mofakham étaient formelles : « Mon épouse et les enfants ne bougent pas d’où ils sont, la situation est imprévisible et grave, des instructions suivront. »
« Allô, Princesse, m’entendez-vous ? »
Le grésillement se faisait de plus en plus intense sur la ligne et la conversation était pratiquement inaudible :
« Kirsanoff… Kirsanoff… je prends le train pour Varsovie ce soir. Je serai à Saint-Pétersbourg demain soir. »
Le secrétaire réajusta sa cravate, passa la main sur son front dégarni et posa ses lunettes sur son bureau.
Il marcha à grands pas vers le salon où Son Excellence s’entretenait avec l’ambassadeur d’Égypte.
Il s’inclina respectueusement devant les deux diplomates et tendit une feuille de papier à Eshagh Khan.
Le Persan dit un mot à l’oreille de son collègue, se releva et sortit de la pièce.
« Kirsanoff, vous filez en Pologne. Je crois qu’il y a un train vers dix ou onze heures. Vous accueillerez la princesse sur le quai et vous l’installerez dans la meilleure suite de l’hôtel Ambassador, là où nous sommes descendus l’été dernier. Par tous les moyens, vous retenez mon épouse en Pologne, il n’est pas question qu’elle mette les pieds en Russie. Vous m’avez bien compris ? Tenez-moi au courant matin, midi et soir de ce que vous faites. M’avez-vous bien compris ? »
Nicolas Kirsanoff se courba en deux et disparut dans son bureau à reculons.
Gare centrale de Varsovie, le 20 juillet. Le train de luxe 602 en provenance de Berlin arrivait dans un nuage de vapeur. Le secrétaire savait que les huit premières voitures poursuivaient leur route jusqu’en Russie et que les quatre dernières seraient décrochées. Il courut d’une voiture à l’autre, laissant les voyageurs descendre. L’arrêt durait une heure mais il savait aussi que soixante minutes ne suffiraient peut-être pas pour convaincre la princesse de rester en Pologne. Finalement, il la trouva dans un compartiment exigu qu’elle partageait avec une créature rousse.
Jamais encore Kirsanoff n’avait vu la princesse installée dans si peu de confort ; elle qui avait toujours eu un wagon à sa disposition quand elle voyageait en famille avait osé s’asseoir auprès d’une voyageuse certainement de condition inférieure et qui empestait le mauvais parfum.
« Votre Excellence, puis-je me permettre… »
Zahra Khanoum marqua une légère surprise en voyant le secrétaire incliné devant elle.
« Kirsanoff, mais que faites-vous ici ? »
Elle tenait son face-à-main qu’elle posa sur une revue qu’elle lisait. La femme rousse se leva et quitta le compartiment.
« Son Excellence le prince Mofakham, votre auguste époux, m’a prié de venir à votre rencontre pour vous dire que la situation était grave en Russie et vous prier de rester quelques temps à Varsovie en attendant ses instructions.
– Il n’en est pas question, ma place est aux côtés de l’ambassadeur et rien ne m’en empêchera. Venez vous asseoir en face de moi, nous ferons le voyage ensemble. »
Pour la première fois depuis des années qu’il était à son service, le secrétaire crut voir un léger sourire sur son visage.
« Excellence, si je peux me permettre, les directives de Son Altesse étaient de ne pas poursuivre votre voyage. Le petit peuple s’est emparé de la rue, la situation est très dangereuse, je pense que… »
Zahra Khanoum leva la main et l’interrompit :
« Je vous ai dit de venir vous asseoir devant moi. Racontez-moi ce qu’il se passe à Saint-Pétersbourg. Comment se porte le prince ? »
Kirsanoff savait qu’il avait échoué dans sa mission ; il ne pouvait pas discuter avec la princesse, il ne le devait pas, le protocole et l’étiquette le lui interdisaient. Et s’asseoir en face d’elle, il n’y pensait pas, il avait certainement mal entendu.
« Que Votre Seigneurie me le permette, je vais annuler la réservation à l’hôtel et informer Son Excellence à Saint-Pétersbourg. Je serai là pour le départ du train… »
Et toujours incliné, il ajouta :
« Votre Altesse a-t-elle besoin de quoi que ce soit ?
– Les journaux, s’il y en a en français ou en anglais. »
En arrivant le lendemain soir dans la capitale russe, Nicolas Kirsanoff tenait à peine sur ses jambes. Il était resté près de vingt heures debout dans le couloir, surveillant le compartiment de Zahra Khanoum dans lequel d’autres femmes très ordinaires avaient pris place, en plus de la rouquine toujours aussi parfumée.
« Mon Dieu, quelle époque vivons-nous si le peuple voyage désormais avec les grands de ce monde ! » pensa le secrétaire. Deux fois, l’épouse d’Eshagh Khan était sortie dans le couloir et, une fois, il l’avait accompagnée à la voiture-restaurant.
« C’est amusant, Kirsanoff, de manger avec toutes ces personnes, avec tous ces inconnus et dans quel bruit ! »
Un mois auparavant, elle avait quitté la Russie pour ses traditionnelles vacances d’été en Occident, avec ses enfants et quelques domestiques et une voiture avait été ajoutée au Trans-Europ-Express à son intention. Elle y disposait de tout le confort : trois chambres à coucher, un salon, deux salles de bain, une salle de jeux et un fumoir. Et la voilà qui partageait un compartiment avec des inconnus, que tout le monde parlait à haute voix et que même le maître d’hôtel lui avait demandé si une dame seule pouvait partager sa table. Ce que Kirsanoff refusa d’un ton courroucé.
« Mais vous ne savez pas à qui vous avez affaire ? C’est intolérable !
Il y eut un silence dans le wagon et tous les regards se portèrent sur la princesse, impassible, qui regardait par la fenêtre. Jamais elle n’avait vécu une telle situation. Elle ne disait rien, ne se plaignait de rien. Rien ne lui importait plus que de regagner son ambassade en Russie et rejoindre son époux. Pour la première fois de sa vie, elle avait quitté ses trois enfants, les confiant aux deux gouvernantes et à une kinderfraulein locale. Elle les savait en sécurité dans la ville d’eaux allemande. Eshagh Khan l’avait priée de ne pas s’inquiéter. Elle connaissait ce genre de message sibyllin qui lui était parvenu autrefois, lors d’émeutes au Caire et à Constantinople, alors qu’elle se trouvait en voyage. Rien ne l’arrêterait, pas même une frontière ou une révolution. Son mari le savait également et le câble en provenance de Varsovie ne l’avait pas surprise.
Le prince Mofakham accueillit son épouse au restaurant de la gare, dans un salon particulier qu’il avait réservé. Deux chauffeurs et une gouvernante étaient allés au-devant de la princesse dans son compartiment et l’avaient aidée à descendre sur le quai. Trois valises et une malle furent extraites par Kirsanoff d’un wagon à bagages et remises à l’un des chauffeurs pour être directement transportées à l’ambassade.
Quand Zahra Khanoum aperçut son mari sur le seuil du salon, elle accéléra le pas puis s’inclina devant lui. À l’abri des regards indiscrets, il lui baisa furtivement le front.
« J’avais demandé à Votre Excellence de ne pas revenir ici. Mais Kirsanoff ne vous a-t-il rien dit ?
– Ce cher Kirsanoff m’a rapporté mot pour mot vos instructions. Si je suis ici, c’est que ma place est auprès de mon époux et nul part ailleurs…
– Chère Princesse, il y a des émeutes ici, on tue à chaque coin de rue, il y a même des individus qui ont tenté de franchir l’enceinte de notre ambassade. Le préfet de police nous a offert une vingtaine d’hommes pour surveiller nos bâtiments. Ce n’est pas raisonnable, il ne fallait pas revenir. Et surtout, il ne fallait pas laisser les enfants seuls. Je ne suis pas satisfait. »
Le prince demeura de fort mauvaise humeur durant les jours qui suivirent. Il avait envoyé câble sur câble à son gouvernement, mais Téhéran ne lui avait jamais répondu. Il se décida alors à expédier son chargé d’affaires, Mohamad Saed, en Perse, porteur d’un long message sur la situation en Russie. Ses collègues turques et égyptiens avait commencé à plier bagage.
« Constantinople me donne un mois pour tout régler. Je regrette de devoir quitter ce si beau pays où je résidais depuis huit années. Je m’y étais attaché. »
Teymour Bey parlait le russe, comme Mofakham d’ailleurs. Contrairement à l’ambassadeur de Perse, qui s’était rarement aventuré hors de la capitale depuis douze ans qu’il représentait son gouvernement, le Turc passait ses vacances au bord de la mer Noire, mais également dans le Caucase et l’Oural. Plusieurs fois, il avait tenté d’emmener avec lui le prince, mais ce dernier préférait se rendre en Occident où il avait de nombreux amis. Il redoutait la compagnie de son collègue ottoman, peu raffiné, souvent vulgaire et qui aimait à parler de ses conquêtes féminines.
Début septembre. L’émissaire était revenu de Téhéran. Il était porteur d’un pli cacheté du chef du gouvernement.
« Comment se porte notre jeune roi, Saed ? »
Surpris, le chargé d’affaires bredouilla :
« Je n’ai évidemment pas rencontré Sa Majesté, Excellence, mais aux dires du ministre de la cour, il paraîtrait qu’elle soit grippée, victime d’un refroidissement durant sa villégiature sur les bords de la mer Caspienne. Rien de grave, rassurez-vous. »
Le prince Mofakham ouvrit le document et lut. Le texte était calligraphié et court. Après les salamalecs d’usage et autres formules de politesse, il arriva à l’essentiel :
« Après consultation avec le ministre des Affaires étrangères… le gouvernement que j’ai l’honneur de diriger décide… de vous prier de quitter notre ambassade en Russie et d’en confier la responsabilité provisoire au porteur de cette missive… Une nouvelle charge, digne de votre très grande expérience, vous sera confiée dans les prochaines semaines dans un État de l’Europe de l’Ouest… Que le Tout-Puissant vous protège et vous bénisse ainsi que la princesse votre épouse et vos enfants. »
Avant la fin du mois, tout avait été empaqueté. Pas moins de trente-deux malles et une vingtaine de valises attendaient dans le grand salon d’apparat de l’ambassade que le dernier envoyé spécial de la cour de Perse auprès du tsar Nicolas II eût fait ses adieux au commissaire politique chargé des relations extérieures. Leonid Afanassiev était un gros homme rougeaud et jovial. Il avait reçu Mofakham dans son bureau avec une tape amicale sur l’épaule, ce qui eut pour don d’agacer et de contrarier le diplomate.
« Je souhaite, monsieur l’ambassadeur, que vous gardiez un excellent souvenir de mon beau pays. Je souhaite que vous y reveniez un jour en tant que simple voyageur. Sachez que vous y serez toujours le bienvenu. »
Eshagh Khan n’avait aucune envie de prolonger la conversation et de boire du thé avec ce personnage inculte et qui parlait fort.
« Quand Votre Excellence partira-t-elle ?
– Avant la fin de la semaine, monsieur. »
Et il insista particulièrement sur le « monsieur ». Il lui aurait été pénible de l’appeler Excellence ou même ministre ou commissaire.
Afanassiev lui tendit une main que Mofakham ne put refuser. Néanmoins, il avait gardé ses gants.
Un wagon spécial avait été accroché au train de Berlin, entièrement réservé au prince, à son épouse et au fidèle Nicolas Kirsanoff qui allait pour la première fois de sa vie quitter la Russie. En plus des bagages, des meubles et des tapis avaient été installés dans un wagon de marchandises qui avait été plombé. À chaque arrêt, le zélé secrétaire allait vérifier que les scellés n’étaient pas brisés.
« Avec ces sauvages, on ne sait jamais ! »
Le prince quittait à regret ce pays qu’il avait appris à aimer, ce pays attachant et violent à la fois. Il savait que la Russie impériale était morte. Il ne voulait pas assister à l’installation d’une république. Rien que ce mot le faisait frémir.
L’image enchanteresse de la princesse des contes de fées n’est certainement pas celle de la princesse Mofakham, fille de l’ambassadeur de Perse à la cour du tsar Nicolas II. Déjà, à l’âge de huit ans, il lui faut fuir la Russie avec toute sa famille, car la révolution de 1917 fait rage. C’est en France, finalement à Nice, que tout ce monde va s’installer, en compagnie de tous les déchus des cours d’Europe en attente de revanche. Dès lors, l’éducation de la princesse devient austère, étouffante, résolument xénophobe et raciste. Le prince Mofakham ne reçoit plus que des émissaires de Mussolini, Franco, Hitler… Le mariage de sa fille avec un jeune diplomate iranien ne recueille pas davantage son agrément. Car le jeune marié est au service du nouveau régime de Téhéran. Il est aussi malade du cœur, et laisse la princesse veuve à 27 ans, avec un enfant à élever au milieu de l’hostilité et des humiliations infligées par ses proches. Ce n’est qu’au décès du prince, en 1938, qu’elle retrouvera un peu de dignité, apprendra la musique et la danse classique, obtiendra même une licence de droit.
Cette histoire étonnante, représentative de la fin d’une époque et annonciatrice d’une des plus grandes tragédies de l’histoire, est tout simplement celle de la mère de l’auteur de ce document.
Freidoune Sahebjam est journaliste, grand reporter, diplomate et historien.
Il vit en France depuis quarante ans où il collabore à plusieurs magazines européens. Il est l’auteur, chez Grasset, de Je n’ai plus de larmes pour pleurer,
La Femme lapidée, Un procès sans appel, Le Vieux de la montagne, Morte parmi les vivants, et, aux Éditions du Félin, de l’ouvrage Le Dernier Eunuque.