La Religion et la cité
L’avenir du christianisme dans la démocratie moderne
Il est aujourd’hui courant de soutenir que la démocratie a pris la relève du christianisme, ce qui signifie que nous sommes passés à un nouvel âge de l’humanité, une ère post-chrétienne, et que le christianisme s’est transformé en devenant une composante essentielle de notre monde socio-politique. On reconnaît là la thèse de Marcel Gauchet selon qui le christianisme a été «la religion de la sortie de la religion»1. Une telle formule évoque la définition paradoxale du prolétariat par Marx comme «classe non-classe». De quoi s’agit-il? Du particulier qui devient universel. De même que le prolétariat était, selon Marx, une classe particulière porteuse d’universalité et donc seule susceptible d’échapper à sa particularité en devenant le genre humain lui-même, de même la religion chrétienne, par son universalisme affiché, a été capable de transformer le monde de l’intérieur et de recomposer un monde, à savoir le monde démocratique actuel. Le grand mérite de l’analyse de Gauchet, en dehors de son brio et de sa virtuosité dans l’abstraction, est de mettre en évidence le caractère partial et restrictif des notions de sécularisation et de laïcisation dans la mesure où elles font croire qu’il y avait un patrimoine religieux donné qui s’est perdu, et que le monde est désenchanté dès le moment que les hommes n’attendent plus des faveurs de Dieu pour les récoltes ou pour les succès mondains, collectifs ou privés.
La fameuse formule «religion de la sortie de la religion» ne repose malheureusement pas sur une définition rigoureuse de la religion, qui n’est pas réductible à une attitude magique envers le monde. À cet égard, pour comprendre la place du christianisme dans la cité, il faut commencer par cerner ce qu’est une religion en général, pour voir ensuite ce qui distingue le christianisme des autres religions. Entend-on par religion l’attitude subjective par laquelle la conscience personnelle envisage son rapport à Dieu et au monde, ou une communauté qui vit d’une tradition historique, transmet un message spirituel et occupe une place dans l’espace public? La perspective d’une «histoire politique de la religion» réduit manifestement la religion à sa dimension socio-politique. Durkheim disait déjà que la religion était le lien social. Or, à l’exception des religions purement politiques, comme la religion de la Cité en Grèce ou la religion romaine républicaine ou impériale, la religion a toujours deux pôles, le pôle subjectif et le pôle collectif. Le pôle subjectif est celui du sujet religieux et de son expérience, en particulier la prière; le pôle collectif est celui de la communauté religieuse et de son histoire qui n’est pas seulement une histoire politique, mais aussi et surtout une histoire sacrée. Enfin il n’y a pas religion sans un système de renvois symboliques de l’humain au divin, et sans manifestation de Dieu (qu’il soit un ou plusieurs), autrement dit sans révélation. Si l’on traduit les termes de Marcel Gauchet avec un concept plus satisfaisant de la religion, alors on peut dire que le christianisme a été la religion spirituelle, subjective, qui permit de sortir de la religion magique et politique. Mais en réalité le christianisme, même s’il instaure la distinction rigoureuse entre le temporel (politique) et le spirituel (religieux et ecclésial), n’échappe pas pour autant au grand danger que l’autorité spirituelle ne se transforme en pouvoir social et politique. Ainsi il faut se garder de croire que le christianisme est par essence différent des autres religions. Ni la charité, ni l’incarnation ne sont spécifiques au christianisme, car volontiers les dieux s’incarnent et prennent la forme humaine, et la bonté, le don désintéressé existent hors du christianisme. Le seul élément spécifique du christianisme n’est pas l’Incarnation de Dieu, mais l’Homme-Dieu1, non pas le Dieu fait homme, mais l’unité de la nature humaine et de la nature divine, le fait que l’être singulier Jésus soit la Vérité universelle, le Dieu tout-puissant qui prend la condition d’un esclave et meurt comme un voleur sur la croix. Là est le plus paradoxal des messages, ce que Jung, dans sa Réponse à Job appelle le courage de professer la contradiction, et ce que Michel Henry a analysé vigoureusement comme l’apparition phénoménale de la Vie invisible dans C’est moi la Vérité 1 (en particulier lorsque le Christ déclare: «Qui m’a vu a vu le Père»). L’originalité politico-historique du christianisme n’a pas grand intérêt à côté de cette prodigieuse révélation.
Poser la question de l’avenir du christianisme est s’exposer à des jugements de valeur péremptoires et non analysés, les uns soutenant que la religion chrétienne est une ruine, les autres estimant au contraire que son avenir ne pose aucun problème. Pour Jean Baechler, «l’avenir du christianisme est assuré»2 ; pour Yvon Brès, au contraire, malgré tous les signes de dépérissement de la foi chrétienne et des notions métaphysiques classiques, on peut «se demander aujourd’hui si le judéo-christianisme ne pourrait pas avoir un avenir comme simple illusion, mais comme illusion positive»3 en ce sens qu’elle aide les hommes à vivre, et singulièrement à se décharger du sentiment de culpabilité inexorable.
Survivance et dénaturation du christianisme
La question de l’avenir du christianisme peut être comprise de la façon suivante: comment le christianisme va-t-il survivre dans un monde résolument sans religion? Ceci implique que le christianisme perdure sous une forme larvaire ou tout du moins dévaluée. La première de ces formes est la démocratie elle-même comme survivance politique du christianisme; la seconde forme est la pure spiritualité sans institution, dont le sublime est le parfait modèle; la troisième forme est le domaine purement symbolique, autrement dit la survivance sous forme théâtrale.
La démocratie comme survivance du christianisme
En quoi la démocratie moderne est-elle susceptible de se présenter comme l’avenir du christianisme? L’invention de la démocratie moderne par la Révolution française impliquait une charge religieuse extrêmement forte, que Michelet a bien vue en soulignant que la Révolution était de part en part religion. C’est que l’élément symbolique y était extrêmement fort, et en cela la Révolution n’était pas la fille des Lumières et de la bourgeoisie. Cette symbolique de la reconstruction totale de la société, et en particulier de l’héroïsme révolutionnaire, dont Saint-Just fut non seulement un modèle mais encore un théoricien convaincu, impliquait cette vision politique du monde qui fait de l’action politique la voie du salut pour les hommes. Les limites entre le religieux et le politique s’estompent au point que c’est le politique qui engloutit en lui le christianisme.
Quand on parle de démocratie, il faut distinguer soigneusement l’idéal démocratique, lequel est tout imprégné des valeurs du christianisme, et la démocratie dans sa réalité concrète. Selon la très forte analyse de Tocqueville, la démocratie moderne, dans son effectivité, repose sur un principe opposé à celui de la démocratie antique, à savoir l’égalitarisme et la passion égalitaire. Dans l’antiquité grecque ou romaine, la citoyenneté était une dignité réservée à certains hommes, et elle se fondait sur l’exclusion des esclaves; le bannissement était un équivalent de la mort, étant la condamnation à ne plus exister pour la cité. La démocratie antique était donc le fait d’une élite, même si Platon y voyait déjà un régime corruptible et corrompu par le trop grand nombre (oi polloi). La démocratie moderne au contraire est portée par une tendance universaliste. Tocqueville, ne se plaçant pas au niveau de l’idéal mais de la réalité américaine, voit fort bien les conséquences de la passion de l’égalité, à savoir l’individualisme qui résulte de l’absence de différences entre les classes, et, avec lui, le culte de l’immédiateté sans souci ni du passé ni de l’avenir, et la généralisation de l’envie ou jalousie. La religion lui apparaît alors comme un correctif nécessaire à cette absence de vues larges et désintéressées1.
La question est alors de savoir si l’idéal démocratique peut tenir lieu de religion, et apporter ce correctif à la recherche des satisfactions immédiates et à la jalousie à l’égard de tous ceux qui jouissent de plus de biens que vous. La valeur morale du christianisme qui semble la plus convergente avec l’idéal démocratique est le désintéressement, que Benjamin Constant mettait déjà en évidence comme une nécessité proprement religieuse pour servir de base à la liberté politique: «Des peuples religieux ont pu être esclaves; aucun peuple irréligieux n’est demeuré libre. La liberté ne peut s’établir, ne peut se conserver, que par le désintéressement, et toute morale étrangère au sentiment religieux ne saurait se fonder que sur le calcul1.» Qu’en est-il de nos jours ? Nous avons certainement moins peur d’une société sans religion que Tocqueville ou Constant. Et cependant, nous ne pouvons pas dire que la réalité démocratique soit une réalité vertueuse; le désintéressement n’est qu’une exception probable, quoique pas absolument certaine, de la réalité politique que nous connaissons.
Un bel exemple d’analyse de l’idéal démocratique est donné par Robert Legros dans L’avènement de la démocratie2. En effet il oppose de façon systématique aristocratie et démocratie, pour préciser les valeurs démocratiques par contraste. L’expérience démocratique consiste essentiellement dans la reconnaissance d’autrui comme semblable, moyen par lequel une vraie égalité de valeurs peut s’instaurer. On peut voir qu’il s’agit là de la construction d’un modèle plus que d’une analyse de la réalité empirique. Dans une telle démocratie, qui refuse le principe hiérarchique d’organisation sociale, aucune religion n’a lieu d’être, et l’existence de Dieu ne peut être fondée sur aucune autorité de la raison. Seul le monothéisme fidéiste peut survivre dans le monde démocratique, comme un pari personnel sans justification rationnelle1. On pourrait suggérer une autre forme de survivance du christianisme, au sens d’une persistance d’un ensemble de valeurs. En effet, si on réduit la religion à l’affirmation de «valeurs fondamentales sur un mode symbolique», comme le propose Raymond Boudon2, on ne peut plus distinguer l’idéal démocratique d’une religion. La liberté, la reconnaissance d’autrui, la fraternité ou l’amour sont des valeurs éminemment démocratiques. La religion démocratique est bien symbolique en ce sens qu’elle a besoin des emblêmes de la République pour affirmer et maintenir sa sacralité. Christianisme et démocratie se confondent, mais ce n’est ni pour l’un ni pour l’autre une garantie d’avenir.
En effet, si l’on soutient que la religion chrétienne se transpose et se recompose dans la démocratie moderne, alors se pose la question de l’avenir de celle-ci. On peut se demander si le bel idéal démocratique aura une vie plus longue que le christianisme lui-même. Et on ne voit pas de raisons décisives qui pourraient justifier la durée plus longue de la démocratie par rapport au christianisme. D’autre part l’idée que le christianisme peut survivre sous une forme politique implique qu’il disparaisse comme religion au sens propre, étant en quelque sorte victime de son propre succès. Mais il faudrait démontrer que tout est politique dans l’homme. Or c’est précisément ce qu’on pose sans le démontrer. Sans pouvoir analyser ici le problème dans toute son ampleur, disons seulement qu’on ne peut pas prouver l’auto-fondation du politique, qui reste un postulat de toutes les théories du contrat social. Affirmer une origine religieuse de la société politique est également très discutable. En revanche on peut soutenir, avec plus de raisons, la permanence du théologico-politique, dans la mesure où religion et politique manifestent un ordre symbolique et une ouverture à la transcendance de l’Un. Mais cela ne justifie nullement une disparition du christianisme par assimilation dans la démocratie.
La société contemporaine est constamment confrontée aux problèmes religieux. Cependant la tradition républicaine française abandonne la religion à la sphère privée, comme si elle n’avait pas, par essence, une existence dans la Cité. Il ne s’agit pas pour autant de réduire la religion à sa dimension politique, voire au militantisme fanatique. La critique des réductions illégitimes de la religion est donc la première tâche. Il est aussi impossible de privatiser la religion que de la politiser. La réduire au lien social n’est plus satisfaisant, même si c’est une tentation des sociologues. La religion ne se réduit pas davantage à la religiosité du sublime ou de l’idéal démocratique. Contre la notion scabreuse de « religions sans Dieu », il vaut mieux admettre qu’il existe du religieux diffus sans religion, et garder le terme pour désigner une relation à la transcendance divine (une ou multiple) à la fois et indissociablement singulière et collective. Ainsi, il n’y a pas de religion sans prière individuelle, contrairement à ce que Kant souhaitait. Mais cette prière n’a aucun sens si elle ne s’adosse pas à un message intersubjectif, celui d’une communauté inspirée qui s’inscrit dans la Cité par sa dimension sociale et son histoire. La dimension personnelle de la religion (foi et méditation) s’appuie donc sur le symbolique, le témoignage et la communauté. Pour le philosophe d’aujourd’hui, les religions se présentent comme l’attestation multiple de la présence d’une transcendance divine et d’une vie spirituelle dans la société et dans l’histoire. Mettre la religion entre parenthèses, c’est s’exposer à ne rien comprendre de l’histoire du monde. Deux essais inédits et percutants, Comment penser l’avenir du christianisme dans la démocratie moderne ?, Du pape et de son image actuelle, accompagnent cette réédition tant attendue.
Jean-Louis Vieillard-Baron enseigne la philosophie à l’université de Poitiers. Il a dirigé le Centre de recherche sur « Hegel et l’idéalisme allemand ». Il est, entre autre, l’auteur de Hegel, penseur du politique, Éditions du félin, 2006.