La cité et son ombre

La cité et son ombre

Essai sur La République de Platon
Traduction de Etienne Helmer
Paru le 5 octobre 2006
ISBN : 2-86645-637-8
Livre en librairie au prix de 17.90 €
208 pages
Collection : Les marches du temps
Thèmes : Philosophie
Avant-propos








L’Essai sur la République de Platon fait suite à la traduction de ce dialogue par Allan Bloom1. On ne saurait mieux découvrir son personnage que dans le portrait haut en couleur et touchant que Saul Bellow fit de lui et de leur amitié dans Ravelstein2. S’il dépeint avec bienveillance l’exubérance hors norme de ce professeur romanesque, ce n’est pas seulement comme un trait de caractère : c’est aussi une posture philosophique qui, comme celle de Socrate, déstabilise le monde par la force de ses questions et de son ironie. Bref, la vie de ce Bloom-Ravelstein est à l’image de sa pensée.
Élève de Leo Strauss, Allan Bloom enseigna dans les plus grandes universités d’Europe et des États-Unis, notamment à Chicago. Mais il estimait que ses activités d’enseignement devaient donner à ses étudiants les moyens d’y voir clair et de s’orienter dans une époque de relativisme et de nihilisme triomphants. Car qu’est-ce que vivre sinon savoir vivre ? La question est aussi vieille que Socrate : « Quel genre d’homme faut-il être ? Dans quelle activité doit-on s’engager ? » demandait-il à Calliclès dans le Gorgias. Mais aux yeux d’Allan Bloom, son actualité est plus brûlante que jamais. Si la grande vertu de notre époque est en effet d’avoir ouvert l’esprit à la relativité des mœurs et des conceptions du monde3, cette « ouverture » s’est malheureusement soldée par une fermeture de l’esprit née de l’indifférence aux contenus particuliers offerts par cette diversité. En faisant bon marché de l’universel, « l’ouverture » a entraîné un déclin de la culture générale et de la formation humaine dont elle était solidaire.
Le seul remède à ce relativisme appauvri et dévastateur qui a pénétré tous les degrés de l’enseignement consiste à relancer cette quête d’universel que les Grecs avaient initiée, précisément parce qu’ils avaient découvert la variété des peuples et de leurs visions du monde : non pour la nier, mais pour la comprendre. Un tel projet n’est possible que par un retour aux « grands » livres. On ne saurait être plus favorable à cette éducation libérale qui, comme l’explique Leo Strauss, « consiste […] à étudier avec le soin convenable les grands livres que les grands esprits ont laissés derrière eux » afin que nous accédions à « l’expérience des belles choses1 ».
Pleinement conscient des objections légitimes qu’une telle idée suscite et des difficultés à déterminer quels ouvrages mériteront cet attribut2, Allan Bloom a néanmoins foi en la vertu éducative de ces œuvres littéraires, philosophiques et religieuses, indispensables à l’élaboration par chacun d’une vision unifiée du monde donnant sens à sa vie : « Si les grandes révélations, les épopées et les philosophies ne font pas partie de notre vision naturelle, il n’y a rien à voir ici-bas et il ne reste pas grand-chose à voir à l’intérieur de nous3. »
L’enseignement d’Allan Bloom reposait donc sur une certaine idée de l’homme et de son âme, et sur la nécessité, afin de l’épanouir, d’un détour par les penseurs qui avaient déjà frayé la voie dans ce domaine. C’est pourquoi il fut avant tout un éducateur, c’est-à-dire un traducteur, au propre comme au figuré, et un interprète. Ses choix parlent pour lui : en traduisant et en commentant la République de Platon et l’Émile de Rousseau4, Allan Bloom fait de l’éducation le plus grand problème de la vie. tre un éducateur, c’est n’être ni un maître dogmatique ni un guide spirituel. Il renvoie dos à dos la sécheresse de toute théorie coupée de la vie, et la vénération crédule des fidèles envers la parole des auteurs. À cet égard, il ne craint pas de souligner les limites ou les incohérences apparentes des penseurs qu’il commente. Ne proposant ni théorie qui contraigne l’esprit, ni impératif à suivre pour mener sa vie, il se donne un objectif à la fois plus modeste et plus ambitieux : « Je voudrais être simplement un intermédiaire honnête pour des hommes et des écrivains plus grands que moi. […] Je ne propose pas de théorie, je n’en ai pas par-devers moi, même si, bien sûr, mes observations ne peuvent pas ne pas mettre en question certaines théories1. » Un intermédiaire : comme Socrate et Jean-Jacques.
À l’instar de Rousseau qui voit dans la République « le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait2 », Allan Bloom estime que ce dialogue « est le livre sur l’éducation3 ». En lisant son commentaire, on apprendra donc beaucoup sur un texte et un philosophe avec lesquels nous n’avons pas fini de nous battre. Mais on apprendra aussi beaucoup sur ce dialogue de l’âme avec elle-même sans lequel la vie n’est qu’un songe.

ÉTIENNE HELMER.















LA CITÉ ET SON OMBRE


La République : essai d’interprétation
par Allan Bloom

Préface de l’auteur à la seconde édition








Lorsque j’enseigne aujourd’hui la République, les réactions qu’elle suscite sont plus pressantes et plus vives qu’il y a un quart de siècle, à l’époque où je travaillais à cette traduction et à cette interprétation. La République est bien sûr un livre de toujours, comptant au petit nombre de ceux qui engagent l’intérêt et la sympathie des gens réfléchis partout où l’on apprécie les livres et où l’on peut les lire librement. Aucun autre livre de philosophie n’exprime avec autant d’intensité ce désir humain de justice tout en apportant les éclaircissements que réclame la pensée. Le problème de la justice tel que Platon le présente suscite plus d’intérêt, d’excitation ou de désaccord sur certains points que sur d’autres. Quand des non-philosophes commencent à fréquenter des philosophes, on les entend souvent dire : « Quelle absurdité ! » Mais on les entend parfois dire : « Quelle monstrueuse absurdité ! » Dans ces moments, leurs passions sont alors véritablement impliquées à l’égard du philosophe et finissent souvent par l’amour ou la haine. Au jour d’aujourd’hui, Platon suscite à la fois attirance et répulsion auprès des jeunes gens.
C’est tout à fait manifeste quand ils en arrivent à cette partie de la République où Socrate légifère en matière de musique. Entre la fin des années quarante et le milieu des années soixante, le pouvoir de la musique sur l’âme connut une accalmie, entre le magnétisme déclinant du haut romantisme et l’apparition du rock ; la musique ne relevait pas vraiment d’un problème pratique ou théorique pour les étudiants. Ils voyaient que Socrate était favorable à la censure – sujet tabou bien sûr – et passaient à la suite, sans tenir beaucoup compte de ce qui faisait précisément l’objet de cette censure. S’ils étaient forcés d’y réfléchir, ils en venaient à s’étonner de ce que ce soit la musique qui fût l’objet de la censure, et non les candidats qui leur semblaient plus attendus comme la science, la politique et le sexe. Mais maintenant que la frénésie musicale a repris sa place naturelle, Socrate est perçu comme pertinent et dangereux. La discussion est réelle et intense, car Socrate comprend les charmes de la musique – charmes érotiques, militaires, politiques et religieux –, qu’il considère comme les expressions les plus primitives et les plus authentiques des espoirs et des craintes de l’âme. Mais précisément parce que la musique joue un rôle central pour l’âme, et que les musiciens sont ces virtuoses qui savent en pincer les cordes, Socrate soutient qu’il faut impérativement réfléchir à la manière dont le développement des passions affecte la totalité de la vie, et à la façon dont les plaisirs musicaux peuvent entrer en conflit avec les devoirs ou avec d’autres plaisirs moins immédiats. Cette idée est intolérable, et les étudiants ont le sentiment que toute la conception socratique est subversive pour l’ordre établi dans lequel ils vivent. Comme je l’ai dit, la République est éternelle ; elle revient toujours avec les saisons humaines.
Un autre thème, qui n’est pas sans rapport avec la musique, est aussi devenu soudain récurrent dans les années soixante et occupe toujours une place centrale dans les débats généraux et professionnels sur la politique : c’est le thème de la communauté ou des origines. La République suscite une nouvelle fois attirance et répulsion parce que aucun livre ne décrit la communauté de façon si précise et si complète, ou n’entreprend avec une telle rigueur de conférer à la froide politique la chaleur de la famille. Après la Seconde Guerre mondiale, ce que Karl Popper appelait la « société ouverte » ne souffrait aucune critique. On estimait que la société ouverte ne posait absolument aucun problème et qu’elle résolvait toutes les difficultés soulevées par les penseurs anciens. On considérait que les progrès des sciences étaient strictement parallèles à ceux de la société ; l’individualisme n’apparaissait pas comme une menace pour les liens humains, et la société de masse n’en semblait pas davantage une pour une participation sensée à la société. L’atténuation de cette position libérale étroite est perceptible dans la substitution, dans le discours courant, du terme « technologie », moins chargé, à celui de « science » ; elle est perceptible aussi dans l’hypothèse grandissante que la maîtrise de la nature n’est peut-être pas une si bonne idée qu’il y semblait, et dans un sentiment de perte et d’impuissance souvent exprimé par les citoyens pris individuellement.
À l’époque de cet optimisme inconsidéré, on déniait toute pertinence à Platon, et sa critique ne semblait pas en mesure de nous mettre en garde contre d’éventuels dangers. On reconnaît maintenant qu’il connaissait tous les doutes qui sont les nôtres aujourd’hui, et que le mythe fondateur de sa cité donne littéralement le sol pour origine aux hommes et aux femmes. Tout le monde s’accorde à dire que Platon savait quelque chose sur la communauté, mais, en insistant sur l’importance du sacrifice que l’individu doit consentir à la communauté, il crée un malaise chez les communautaristes bien à l’aise. Ils perçoivent en outre à juste titre que Platon parodie en partie les revendications et les prétentions communautaires. Socrate, extérieur à tout cela et méfiant envers les solutions tranchées, ne semble pas être un allié très sûr. Critiqué dans un passé récent pour n’être pas un bon libéral, Platon est maintenant mis à l’écart pour n’être pas un farouche communautariste. Toujours est-il qu’il revient sur le devant de la scène.
Mais le texte de Platon est passionnant surtout en raison du traitement très radical et plus que moderne qu’il réserve à la « question des genres1 ». Dans une démonstration étourdissante du pouvoir dont dispose l’imagination philosophique, Platon traite cette question comme elle ne le fut plus jamais ensuite jusqu’à nos jours, prouvant par là que la raison peut atteindre à l’essentiel quels que soient l’époque et le lieu. Ce que montre Socrate dans le dialogue, c’est que la justice parfaite ne peut être atteinte qu’à condition de supprimer la différence des sexes dans tous les domaines importants, et de placer les femmes sur un pied d’égalité avec les hommes dans toutes les activités de la cité, notamment les plus importantes, à savoir le combat et la pensée. Ces propositions ont pour corollaire la quasi-suppression des différences corporelles entre les sexes et entre tous les affects psychiques qui les accompagnent habituellement, en particulier la honte qui sépare en effet hommes et femmes.
Par conséquent, Socrate reconnaît ensuite qu’il faut faire subir une révolution à la famille, dont les fonctions sont transférées à la communauté, de sorte que les femmes n’auront pas à supporter en plus la charge de mères professionnelles. Des centres d’accueil [pour les enfants], l’avortement et la désacralisation du mariage : ce ne sont là que quelques-uns des éléments les plus facilement identifiables de cette révolution destinée à réaliser la synthèse des termes opposés que sont l’homme et la femme dans l’unité de l’être humain. Certains activistes trouvent que les analyses de Socrate sont trop radicales, et qu’il sacrifie tous les charmes des liens familiaux aux considérations rationnelles sur la justice. La raison agit semble-t-il comme un corrosif sur les mystères des rapports humains. D’autres soupçonnent à bon droit Socrate de n’être pas assez convaincu de l’égalité de fait des hommes et des femmes. Socrate s’avère une nouvelle fois un allié à remettre en cause, mais il marque le point de départ d’un mouvement qui serait resté inimaginable s’il ne l’avait pas pensé jusque dans ses plus extrêmes conséquences. On peut bien chercher à d’autres époques historiques ou dans d’autres cultures : les fondements de cette perspective ne se trouvent nulle part ailleurs. Elles sont inextricablement liées au fondateur de la philosophie politique.
Ce que les étudiants retiennent le plus de leur rencontre avec la République, c’est l’histoire de l’homme enchaîné dans la caverne, qui brise ses chaînes puis remonte vers la lumière du soleil. C’est l’image du plus profond désir de tout étudiant sérieux, de ce désir de se libérer de la convention pour vivre conformément à la nature, et c’est là un aspect immuable de ce livre. Cette histoire n’a rien perdu de sa magie, mais elle rencontre un nouvel obstacle : car la signification de cette histoire, c’est que la vérité se substitue au mythe. On apprend aujourd’hui aux étudiants qu’une substitution de ce genre n’est pas possible, et qu’il n’y a rien derrière le mythe ou le « récit ». Les mythes des cultures les plus primitives, leur dit-on, ne sont pas différents en qualité des récits que nous offre la science la plus rigoureuse. Hommes et femmes doivent se plier au pouvoir du mythe plutôt que de vouloir s’en débarrasser, comme la philosophie avait, à tort, l’habitude de le croire. Vu sous cet angle, Socrate, qui abandonne gaiement le mythe fondateur ou le noble mensonge qu’il a lui-même forgé pour le salut de la cité, semble nourrir des espoirs chimériques. Cela peut sembler décourageant pour les jeunes gens attentifs, mais cela peut être le début de la philosophie, car ils sont confrontés à un réel problème qu’ils éprouvent intérieurement. Sur ce cas aussi, le radicalisme de Platon intervient précisément au moment opportun pour nous.
Enfin, pour ce qui est de ma propre expérience, au cours de ces vingt-cinq dernières années, après la République, j’ai traduit l’Émile de Rousseau, qui est le plus grand livre moderne consacré à l’éducation. Rousseau fut l’un des plus grands lecteurs de Platon, et le temps que j’ai passé à ce travail n’a fait qu’augmenter mon respect pour la République. Émile en est le compagnon naturel, et la grandeur de Rousseau est de s’être engagé avec ce livre dans un combat digne de lui. Il montre que Platon fut celui qui exposa le premier et le mieux tous les problèmes, et lui-même ne s’en écarte que pour certaines solutions. Si l’on prend ensemble ces deux livres, on dispose de l’entraînement de base indispensable pour tous les combats en matière d’éducation. Et ces livres sont eux-mêmes des combats, maintenant que la doctrine nous apprend que ce sont les pièces maîtresses d’un modèle révolu. Pour conclure, je dirais que la République est toujours utile aux étudiants qui la lisent, mais aujourd’hui plus que jamais. […].

ALLAN BLOOM,
Paris, 1991.



La cité et son ombre








C’est dans la République qu’il faut chercher la véritable Apologie de Socrate, car c’est le seul dialogue où celui-ci traite comme il convient du thème que l’accusation portée par Athènes contre lui a d’office imposé à son examen. Ce thème n’est autre que le rapport du philosophe à la communauté politique.
Socrate fut accusé d’avoir commis des actes injustes : ne pas croire aux dieux de la cité et corrompre la jeunesse. Ces chefs d’inculpation ne se rapportent pas uniquement à l’individu Socrate, philosophe de son état : ils entendent condamner l’activité philosophique elle-même – et ce non pas au nom de la seule cité d’Athènes mais au nom de la communauté politique en tant que telle. Car du point de vue de la cité, le philosophe, par sa pensée et sa vie, semble remettre en question les dieux de la cité, gardiens de ses lois, et être ainsi un mauvais citoyen, ou bien plutôt un non-citoyen. Par sa présence dans la cité et ses liens avec la fine fleur de la jeunesse athénienne, un tel homme apparaît comme subversif. Socrate est donc coupable d’injustice non seulement parce qu’il transgresse les lois d’Athènes mais aussi parce qu’il ne semble pas accepter les croyances fondamentales indispensables à la vie en société.
Pour que la philosophie fût admise dans la cité, il fallait donc en prendre la défense. À l’époque du procès de Socrate, la philosophie venait de faire son apparition dans les cités, et aurait pu être écrasée sans peine. Le philosophe devait se défendre devant la cité, sans quoi celle-ci aurait pu légitimement employer tous les moyens, jusqu’aux plus musclés, pour le dissuader d’y pénétrer. Le procès de Socrate fut le moment le plus critique que connut la philosophie, dont l’existence même était en jeu. Et, contrairement à ce que l’homme moderne pourrait croire, que la philosophie soit salutaire ou même inoffensive pour la cité ne va pas de soi. Socrate le montre dans l’Apologie, en faisant tout pour se distinguer des autres philosophes. Lui aussi semble d’accord pour se demander si une cité qui destine ses fils à sa propre préservation peut les autoriser à fréquenter les philosophes.
La cité ne voit que l’athéisme apparent du philosophe et ses effets sur les jeunes gens. Le poète Aristophane, qui ridiculisa Socrate dans les Nuées et ouvrit la voie à son accusation officielle ultérieure, montre pourquoi le philosophe est subversif. Il dépeint Socrate comme un homme « qui s’est intéressé à tout ce qui se trouve en l’air et sous la terre, et qui fait de l’argument le plus faible l’argument le plus fort1 ». Cette accusation porte sur l’étude de la nature, notamment des phénomènes célestes, dont le philosophe rend raison d’une manière radicalement différente de celle qu’on trouve dans les mythes religieux : par exemple, l’éclair lancé par Zeus fait l’objet d’une explication purement mécaniste. En contemplant le ciel de cette manière, le philosophe dissout celle dont la cité voit les choses, et ramène ses lois à de simples conventions dépourvues de tout statut naturel. Son mode de vie le détourne aussi des devoirs du citoyen, et ce qu’il découvre lui apprend à mépriser les affaires humaines et politiques. Qui plus est, parce qu’il comprend les causes de toutes choses, le philosophe ne peut plus saisir l’homme en tant que tel : l’humain est réduit à du non-humain, le politique à de l’infra-politique. Les philosophes se tiennent ainsi à l’écart des affaires humaines, dont seule la poésie peut donner une représentation adéquate. Le poète s’associe finalement à la cité pour accuser la philosophie d’être une ennemie de l’homme politique.
Socrate doit donc montrer que le philosophe est juste et que lui seul, et non le poète, est en mesure d’assumer la responsabilité politique. Mais cela ne va pas sans difficulté : le philosophe semble remettre en question la naturalité de la vertu qu’est la justice, et sa science de l’être ne ménage pas de place à l’homme. De même, l’Apologie remplit mal cette tâche : c’est en effet une description de la vie de Socrate, adressée à un auditoire nombreux et hostile constitué de jurés pour la plupart ignorants et ayant fait le serment de défendre les lois imparfaites d’Athènes. La République, elle, est une discussion libre et amicale entre gens cultivés. Dans l’Apologie, où Socrate se défend de l’accusation d’injustice portée contre lui, celui-ci n’essaye pas de définir la justice : pour ses accusateurs, est injuste qui viole les lois. Et la justice, pour Socrate, ne consiste assurément pas dans le respect des lois. Seule la République tente de donner une définition de la justice et d’élaborer la science qui pourrait la fonder. Socrate, qui soutenait dans l’Apologie qu’il ne savait rien si ce n’est qu’il était ignorant, semblant ainsi reconnaître son incompétence en matière politique, délivre ici son enseignement sur la nature de la politique.
Le point culminant de cet enseignement se trouve dans cette célèbre affirmation : « À moins que les philosophes ne dirigent en qualité de rois ou que ceux qu’on nomme aujourd’hui rois et chefs fassent vraiment de la philosophie de la façon qu’il faut […] il n’y aura pas de cesse aux maux des cités […] ni à ceux de l’humanité1. » Ce qui signifie qu’une parfaite harmonie existe entre la philosophie et la cité, entre la science et la société. Socrate a réformé la philosophie de sorte qu’elle est désormais la chose la plus nécessaire à la cité, dont le plus grand bienfaiteur est désormais le philosophe. Cet apparent optimisme de Socrate sur le meilleur régime – celui des philosophes rois – peut cependant nous induire en erreur. Par une lecture attentive, cette prétendue harmonie est plus un paradoxe qu’une solution, et recouvre toute une série de tensions qui se manifestent dans les régimes imparfaits. Socrate a certes réformé la philosophie de sorte qu’elle ne soit plus en rupture avec la politique, mais elle n’est pas moins subversive à l’égard de tous les régimes existant que ne l’était la philosophie antérieure. Si les philosophes sont les dirigeants naturels des cités, ils sont alors les rivaux des dirigeants du moment ; la philosophie ne semble pas tant inutile que conspiratrice. Elle peut causer du tort aux régimes existant, et il est très peu probable que le régime auquel elle aspire puisse voir le jour. Et dans la République, les chefs d’accusation contre Socrate sont en effet tacitement reconnus : sa croyance n’est pas orthodoxe en ce qui concerne les dieux, et il promeut de nouveaux êtres, les Idées, supérieures aux dieux ; les philosophes qu’il éduque connaîtront la nature des phénomènes célestes et souterrains, et maîtriseront parfaitement l’art de parler ; il apprend aux jeunes gens à mépriser Athènes, en leur apprenant à aimer un régime où les philosophes sont rois. Socrate refuse de voir en tout cela des actes injustes ; mais pour que de tels faits soient reconnus comme justes, encore faut-il révolutionner la compréhension que les hommes en ont. Dans les régimes imparfaits, la présence de Socrate pose problème ; il doit donc faire preuve de prudence dans son comportement : il sape l’attachement des citoyens au régime et aux lois de la cité, mais il est le salut de tous ceux qui, dans ce même régime, aspirent à la vie bonne.
La République nous montre pourquoi Socrate fut accusé et pourquoi ce ne fut pas sans raisons. Ce dialogue n’évoque pas seulement le bon régime politique mais signale aussi les effets de l’influence de Socrate sur les jeunes gens qu’il passe pour avoir corrompus. En les menant à une justice qui n’est ni athénienne ni même grecque mais humaine en ce qu’elle est rationnelle, Socrate ouvre le chemin de la vérité en matière politique, et expose en détail les rapports très complexes que cette vérité entretient avec la société. Ces questions se posent avec acuité à l’homme moderne, bien qu’elles soient peut-être plus difficiles à comprendre pour lui que pour n’importe quelle génération antérieure. Elles se posent à lui parce qu’il reconnaît qu’il a besoin de « valeurs », et parce que les progrès d’une science dont l’utilité est publiquement admise menacent de le détruire. Mais elles sont plus difficiles à comprendre pour lui, parce qu’on lui a appris que les « valeurs » ne peuvent être fondées par la raison et que la science n’est salutaire que pour la société.
Pour toutes ces raisons, il nous incombe d’étudier la République. Car c’est le premier livre à faire entrer la philosophie dans les cités ; on y observe la fondation de la science politique, seule et unique discipline en mesure de soumettre la cité à l’approbation de la raison. Nous y apprendrons que l’institution de la science politique ne peut être menée à bien sans le sacrifice des plus chères convictions et des intérêts de la plupart des hommes. Ces sacrifices sont si importants que beaucoup considèrent qu’ils n’en valent pas la peine : une des cités les plus civilisées ayant jamais existé jugea qu’il valait mieux sacrifier la philosophie en la personne de Socrate, plutôt que d’affronter la solution qu’il proposait. C’est pourquoi la philosophie a besoin d’une apologie1 ; c’est une activité dangereuse et équivoque par essence. Socrate n’était pas sans savoir que ses intérêts n’étaient pas – et ne pouvaient être – ceux de la plupart des hommes et de leurs cités. Nous l’oublions très souvent et supposons que son exécution fut le fruit d’une époque ancienne, aveuglée par ses préjugés. Aussi la véritable radicalité de la vie philosophique nous échappe-t-elle. À nos préjugés, il n’est pas de meilleur antidote que la République. Le bon point de départ pour étudier la philosophie de Socrate se trouve dans l’orientation non philosophique de la cité, à l’intérieur de laquelle la philosophie doit faire sa place. La condition naturelle de l’homme et de la cité est d’être hostile à la philosophie. En plaidant coupable, Socrate fera ressortir les motifs d’ordre supérieur qui l’exonèrent.

327a-328b
De même que, dans l’Apologie, la cité contraint Socrate à prendre la parole pour se défendre lui-même, de même, dans la République, un groupe d’hommes contraint Socrate à rester avec eux et, en fin de compte, à se justifier. Apparemment, il n’en a nulle envie et ne songe qu’à leur fausser compagnie pour se livrer à ses activités préférées. Mais ces hommes qui l’abordent sont puissants, et Socrate n’a d’autre choix que de s’adapter à eux. Puisqu’il ne peut vaquer librement à ses occupations préférées et doit trouver un compromis avec ses compagnons, il lui faut donc gagner leur bienveillance et leur apprendre à respecter ses goûts. Sans quoi, il lui faudrait renoncer à son mode de vie. Ses propos se limiteront au strict nécessaire pour retrouver sa liberté. Cette situation est paradigmatique du rapport entre le philosophe et la cité. La République diffère de l’Apologie en ce que la menace coercitive employée dans la République n’est qu’un jeu, alors que dans l’Apologie, celle de la cour de justice athénienne est on ne peut plus sérieuse. Dans l’Apologie, Socrate est condamné à mort car tout compromis acceptable par le peuple aurait signifié sa mort intellectuelle ; dans la République, il traite avec un auditoire différent et apparaît comme le législateur d’une cité apprivoisée, qui sans doute ne le comprend pas mais qui, au moins, l’autorise à s’adonner à sa passion effrénée de la philosophie et à fréquenter les jeunes gens de bonne famille.
Socrate a accompagné Glaucon au Pirée tout à la fois pour prier et pour jouir du spectacle, poussé par la piété et la « théorie », au sens originel et le plus authentique du terme, celui de pure curiosité. Les Athéniens introduisaient en effet dans leur culte une nouvelle déesse. Socrate sous-entend que ce sont les Athéniens qui apportent de nouvelles divinités ; puisque lui aussi fait de même, il ne fait qu’imiter la démocratie, avec laquelle sa parenté est plus étroite qu’il ne semble de prime abord. (Adimante finit par persuader Socrate de rester au Pirée, en lui promettant qu’il sera témoin d’une autre nouveauté : une course hippique aux flambeaux. Autre innovation, la conversation se substitue à cette course aux flambeaux et lui est parallèle. Socrate partage avec la démocratie le goût de la nouveauté, intolérable dans les meilleurs régimes politiques. Pour saisir la différence entre les goûts des Athéniens et ceux de Socrate, il suffit de voir tout ce qui sépare une course aux flambeaux en l’honneur d’une déesse d’une discussion amicale sur la justice.) Sa piété conduit Socrate au Pirée avec Glaucon et le confronte à une situation où il doit discuter de la cité ; elle le dispose aussi à prendre soin de la cité. Mais sa piété est quelque peu relâchée : elle est ouverte au changement et ne va pas sans une certaine curiosité. On ne connaît pas le résultat de ses prières, mais ses observations l’amènent à reconnaître que la procession athénienne ne vaut pas mieux que celle des Thraces. La théorie de Socrate se situe au-dessus de la ferveur de la fierté nationale, et au-delà de la simple citoyenneté. Si sa piété appartient à la cité, ce n’est pas le cas de sa pensée.
Le voyant s’en aller, Polémarque envoie un esclave lui donner l’ordre de rester. Cette petite scène préfigure la tripartition propre au bon régime exposé dans la République, et esquisse le problème politique dans son ensemble. Le pouvoir appartient au groupe des honnêtes hommes, qui ne sont pas philosophes. La masse est à leur service, et leur force est telle que les philosophes sont toujours à leur merci. Il est donc de l’intérêt du philosophe de s’entendre avec eux. La question devient alors : dans quelle mesure le philosophe peut-il avoir de l’influence sur eux ? Cette classe intermédiaire et son éducation représentent donc l’objet primordial de la République. Dans cette courte scène, la force brute est le fait premier : si doué de raison qu’on soit, tout dépend de la disposition des gens à l’écouter. Ici s’affrontent la sagesse, représentée par Socrate, et le pouvoir, représenté par Polémarque et ses amis. L’opposition est de prime abord totale entre ces deux principes, mais Adimante et Polémarque tentent d’inciter Socrate à rester en lui promettant en échange de plaisantes occupations. Glaucon accepte au nom de son ami, et Socrate cède à contrecœur devant le fait accompli1. Sagesse et pouvoir parviennent donc à un compromis, et une communauté miniature voit le jour. Après quoi, leur décision est ratifiée par un vote, et le consentement est adopté comme nouvelle règle. Celui-ci mélange sagesse impuissante et pouvoir aveugle. Toute la vie politique reposera sur de tels compromis, plus ou moins satisfaisants, jusqu’à ce que soient découverts les moyens de consacrer le pouvoir absolu de la sagesse. Contraint de devenir membre de cette communauté, Socrate s’impose rapidement comme maître du jeu en triomphant des autres prétendants à cette fonction. Il entame alors la fondation d’un régime politique où les philosophes seront rois.

328b-331d
Une fois conclu ce contrat social, le groupe se rend chez Polémarque, où se trouve son père, Céphale. Celui-ci occupe le devant de la scène, précisément parce qu’il est le père. Son âge lui vaut d’être le chef de famille, comme c’est le cas dans la plupart des régimes où prévalent les coutumes des ancêtres. L’âge y est un substitut commode à la sagesse parce que, contrairement à elle, il est politiquement reconnaissable et se définit aisément. Il est plus facile d’enseigner à la force le respect de l’âge que celui de la sagesse. La déférence envers l’âge est certes un des liens les plus forts d’une société, mais pour discuter ouvertement de la justice, il faut vaincre cette déférence : le philosophe doit prendre la place centrale du père. Socrate doit inciter Céphale à quitter la scène, parce que celui-ci vit dans un univers qui n’est pas celui de la raison – et il serait contraire à la piété de le lui reprocher.
Le représentant de l’autorité ayant été expulsé, Socrate et ses compagnons peuvent commencer l’examen critique du code ancestral de la justice, c’est-à-dire de sa conception traditionnelle. C’est à la suite du Livre I que revient cette charge. Toutes les opinions traditionnelles sont discréditées ; la raison, libre de préjugés, peut alors par elle-même se mettre en quête d’une conception de la justice irréductible à une simple opinion. Cette critique est une activité destructrice menée au nom d’une libération. L’entreprise est dangereuse pour des hommes qui doivent rester membres de la société, et elle ne saurait se dérouler comme il faut en présence de Céphale. Ce dernier représente en effet les contraintes qui, pesant sur l’âme et le corps, sont indispensables à la préservation de la cité. Certains problèmes délicats indiquent généralement une tendance au vice chez ceux qui les soulèvent. Poser des questions radicales est une mauvaise manière de faire, car elle a pour conséquence nécessaire, entre autres, de corrompre l’habitude de la vertu. La remise en question des vieilles conceptions ne pourrait être justifiée qu’à condition d’aboutir à de nouvelles, ignorées de Céphale, qui leur fussent supérieures. Par nature, la tradition reste muette sur ses propres fondements ; son imposante présence intimide ceux qui seraient tentés de la regarder de trop près.
Céphale est le type même de la tradition qui ne peut, mais doit, être remise en cause. Malgré sa furtive apparition, Socrate parvient, au moyen de quelques questions bien choisies, à faire apparaître son caractère et ses principes, et donc ceux de la tradition qu’il représente. Le vieil homme est ensuite délicatement écarté de la discussion. Céphale est un père accompli : sa jeunesse sous l’emprise d’erôs est révolue, et il possède maintenant de considérables réserves d’argent. Il se présente comme un amoureux des discours et, par là, comme un ami de Socrate. Mais son amour des discours ne lui est venu qu’avec l’âge, ce qui permet de douter qu’il leur accorde la priorité. Les passions qui l’agitèrent dans sa jeunesse le conduisirent vers les plaisirs du corps, et ce n’est qu’avec le déclin de ce dernier qu’il en est venu aux choses de l’esprit. Pour Céphale, les discours ne sont qu’un passe-temps de vieillard ; pour Socrate, ils constituent l’activité humaine la plus haute. Ses passions de jeunesse, si attirantes qu’elles fussent, semblent l’avoir conduit à des activités contraires à la justice ; sa vieillesse est alors consacrée à s’en inquiéter et à les expier. Ainsi, du point de vue de la justice, erôs est une chose terrible, une bête sauvage. Pour un homme comme Céphale, la vie est toujours partagée entre la faute et le repentir. Ce n’est qu’avec la mort d’erôs et de ses attraits qu’un homme de bonne famille comme lui se montre de nouveau digne de confiance, car le type d’erôs qu’il évoque ne mène ni à la justice ni à la philosophie, mais à d’intenses plaisirs corporels satisfaits en privé.
La sérénité avec laquelle Céphale appréhende ses vieux jours lui vient, d’après lui, de cet attribut de l’âme qu’est le caractère. Socrate lui demande alors crûment : l’argent n’y est-il pour rien ? Ses préoccupations ne dépendent-elles pas de l’argent qu’il peut leur consacrer ? Insister sur son caractère, n’est-ce pas uniquement pour lui le moyen de dissimuler le rôle majeur de l’argent dans sa vie, et de s’attribuer à lui-même le mérite de son bonheur, plutôt qu’aux conditions matérielles ? Le problème majeur des individus, des familles et des cités ne doit-il pas être de se procurer des moyens matériels de vie ? Oui et non. Céphale serait certes très différent sans argent, et bien moins heureux ; sans être comme Socrate, à qui sa pauvreté suffit, il n’est pas pour autant un vulgaire spéculateur. L’argent lui est nécessaire mais lui donne toute liberté pour accomplir certains devoirs familiaux et religieux, grâce auxquels il sublime sa vie. Sa fortune, dont les débuts et les vicissitudes se sont perdus dans la brume des souvenirs, lui vient d’un héritage. Céphale prétend ne pas avoir l’inconvenance de ceux qui, lui accordant une importance excessive, arrivent à une concentration d’argent excessive. Céphale et les hommes de son genre se caractérisent par l’oubli salutaire de leurs conditions matérielles de vie.
Le plus grand bien que Céphale ait tiré de son argent est d’avoir évité l’injustice et l’impiété. C’est la première mention de ce qui deviendra le sujet de la République. La question de l’argent semble le conduire à celle de la justice. Par crainte de châtiments posthumes, le vieillard ne veut pas quitter ce monde en débiteur, qu’il s’agisse de dettes envers les hommes ou de sacrifices envers les dieux, ni en tricheur ou en fourbe. Son argent lui permet de payer ses dettes et d’offrir des sacrifices. Il le rend aussi indépendant, lui évitant d’avoir à tromper qui que ce soit pour rester en vie. Dans sa jeunesse, Céphale n’avait cure des fables des poètes sur les châtiments posthumes destinés à solder les injustices commises en ce monde. Il avait même tendance à les tourner en dérision et ne se souciait donc pas des injustices qu’il pouvait commettre. Ce n’est qu’avec la perspective de la mort que le souci de ses devoirs envers les hommes et les dieux le préoccupe. Bien qu’il ne soit certain ni de la réalité de ces châtiments ni de ses propres injustices, la prudence lui recommande de se montrer pointilleux dans ses comptes avec les hommes et avec les dieux. La justice est une affaire d’intérêt personnel : s’il faut se soucier des autres, c’est parce qu’existent peut-être des dieux protecteurs de la justice.
Pour répondre à l’explication fluctuante donnée par Céphale sur la manière dont il entend employer son argent pour passer sa vie dans la justice et la piété, Socrate entre sur le terrain de l’argumentation. Plutôt que d’encourager le vieil homme dans ses louables intentions, c’est tout juste si Socrate ne réplique pas que lui, Céphale, ignore en fait ce qu’est la justice, au risque de ruiner complètement sa vie. Ce passage est parmi les plus décisifs du dialogue car avec cette question, Socrate prend les commandes du petit cercle, contraint Céphale à quitter la partie, et fait de la justice le problème de la discussion. Socrate agit comme si Céphale avait tenté de définir la justice, et fait des objections à la définition que lui-même élabore à partir des propos de Céphale. Pour ce dernier, la justice consiste, d’après la version que Socrate donne de ses déclarations, à dire la vérité et à payer ses dettes. Socrate procède de façon assez singulière. D’abord, il ne dit rien de l’un des deux thèmes qui intéressent Céphale : il ne fait aucune mention de la piété, soit parce qu’il considère comme juste la conception que Céphale en a, soit parce que lui-même ne s’y intéresse pas. Ensuite, à propos de l’acquittement des dettes, Socrate reste muet sur les dieux et sur les sacrifices qui leur sont dus. En bref, Socrate oublie la préoccupation première de Céphale – le divin –, et consacre la discussion à la seule justice humaine. C’est pourquoi, outre qu’il est réticent à affronter son ignorance probable sur des obligations qu’il met toute son énergie à remplir, Céphale quitte la scène. Pendant que la discussion se poursuit, il s’en va accomplir ailleurs des sacrifices envers les dieux, s’occupant ainsi de ce que la discussion a jeté aux oubliettes.
L’objection de Socrate est très simple. Chacun admet qu’il est juste de payer ses dettes ; mais chacun est également conscient qu’en certaines occasions, il est inutile et peu recommandé d’agir de la sorte. Il est donc impossible d’affirmer sans se contredire que la justice consiste à payer ses dettes. Une définition non contradictoire de la justice est donc requise. Céphale a lui aussi conscience qu’il faut parfois, au nom même de la justice, s’écarter des principes de la justice ; mais il n’a jamais réfléchi aux conséquences que cela pouvait entraîner. Il nous faut respecter les lois, humaines et divines, sans quoi nous passerions notre temps à chercher ce qu’est la justice plutôt qu’à l’appliquer. Si chacun devait se prononcer sur l’application de la loi, bonne ou mauvaise, chaque fois qu’un cas particulier se présente, la politique serait vouée à l’anarchie, et l’individu se verrait imposer une tâche au-delà des compétences et des forces du commun des mortels. Céphale identifie le juste à la loi de la cité, et cette loi est sous la protection des dieux. Pour lui, le problème de la justice est clair : si les dieux n’existent pas, il n’y a aucune raison d’être juste ou de se soucier de l’être ; s’ils existent, nous n’avons qu’à obéir aux lois, car telle est leur volonté. Mais pour le sens commun, les lois n’incitent pas toujours au bien ceux à qui elles prétendent être utiles. Cependant, Céphale ne demande pas mieux que d’oublier ces considérations en faisant des sacrifices, même si ses actions peuvent être préjudiciables à autrui. Sa piété enjouée peut passer pour un égoïsme extrême. Il abandonne à son fils la question de savoir ce qui est vraiment bon pour autrui, car elle l’obligerait à distinguer le juste du légal. Et il abandonne à tous les égoïstes conséquents la question de savoir quelle serait la vie la plus profitable en l’absence de châtiments posthumes. Avec cette simple objection à l’affirmation de Céphale – « il faut payer ses dettes » –, Socrate a fait voler en éclats tout ce que recouvrait l’identification, placée sous la protection des dieux, du juste et du légal. Les membres du cercle doivent donc s’efforcer de trouver ce qu’est la justice et savoir si elle est bonne pour celui qui la pratique.
Malgré les insuffisances des définitions de la justice données successivement par Céphale, Polémarque et Thrasymaque, et malgré l’abandon de ces définitions, les discussions qui s’y rapportent ne sont pas seulement critiques, et leurs résultats pas seulement négatifs. Chacune d’elles nous apprend quelque chose sur la nature de la vie politique, et se reflète à la fois dans la définition finale de la justice et dans le régime qui l’incarne.
Avec Céphale, nous apprenons que, pour la plupart des hommes, la justice consiste à respecter la loi, et que récompenses et punitions, dans cette vie et la suivante, sont nécessaires pour garantir l’obéissance à une justice apparemment non désirable en elle-même. La définition de Céphale échoue parce qu’elle ne peut rendre compte de ces cas où l’on reconnaît à quelqu’un le droit de ne pas suivre la loi. Céphale ne sait rien ni de l’intention ni du principe de la loi. Il croit au caractère sacré de la propriété privée : l’injustice consiste à prendre ce qui appartient aux autres, et la justice à respecter ce qui leur appartient. C’est la loi qui définit la propriété. Mais la folie et l’intention de nuire sont des justifications suffisantes pour enlever à un homme ce qui semble lui appartenir. La raison et la bienveillance, en d’autres termes, la capacité à faire bon usage des choses, ainsi que l’attachement à la communauté et à ses lois sont apparemment les conditions nécessaires du respect du droit à la propriété. En généralisant le cas du fou qui demande qu’on lui rende ses armes, c’en est fait de la lettre de la loi, que Céphale et ses semblables se font un devoir de respecter. C’est alors à Polémarque qu’incombe la responsabilité d’expliquer quels sont les critères à observer lorsqu’on s’écarte de la lettre de la loi, ce qui revient à s’interroger sur les raisons de l’institution des lois.
331d-336a
Polémarque hérite de son père à deux titres : il doit défendre la loi et, par conséquent, défendre la propriété que son père lui léguera. Sa tentative de définir la justice de façon cohérente avec le maintien de la propriété privée échoue ; la République culmine dans l’élaboration d’un régime où la vertu est le seul titre donnant accès à la propriété, celle-ci étant dès lors placée sous le régime de la communauté. À l’origine, en interrompant les interlocuteurs, Polémarque avait pour unique intention de soutenir son père et sa définition de la justice : chacun doit payer ses dettes. Pour cela, il fait appel à l’autorité d’un poète. À la différence de Céphale cependant, cette autorité poétique ne renvoie manifestement pas à l’autorité supérieure des dieux : Polémarque exprime son propre point de vue. Socrate déroge donc moins à la bienséance en remettant en question les opinions de Polémarque, qui s’appuient sur Simonide, que les dogmes du pieux Céphale, fondés sur l’autorité des traditions concernant les dieux. Mais même ici, Socrate ne critique pas l’autorité ; il se contente d’en demander à Polémarque une interprétation. Non sans ironie, Socrate suppose que Simonide doit avoir raison et que, par conséquent, ses vues doivent concorder avec les conclusions d’une argumentation rationnelle. Polémarque est ainsi contraint d’apprendre à discuter : ce pas est le premier qui mène de l’acceptation sans condition de l’ordre ancestral au nouveau régime fondé sur la raison, où l’autorité des opinions paternelles et le pouvoir lié à la propriété ne jouent aucun rôle. Au terme de son entretien avec Socrate, Polémarque a conscience que Simonide ne lui est d’aucun secours et que c’est à lui de trouver des raisons pour soutenir ses convictions sur la justice. D’un commun accord avec Socrate, il reconnaît que Simonide ne peut avoir tenu les propos que lui, Polémarque, prétendait lui attribuer, car ils ne sont ni rationnels ni nobles. Simonide ne demeure respectable qu’une fois admis qu’il accepte l’autorité de Polémarque et de Socrate, dorénavant libérés de son emprise. Polémarque est le dernier interlocuteur du dialogue à tenter de recourir à une autorité pour justifier une conviction. Thrasymaque, qui lui succédera directement, exposera en effet sa propre définition de la justice.
Polémarque soutient lui aussi que la justice consiste à payer ce qu’on doit, mais Socrate lui oppose la même objection que celle qui réduisit son père au silence. Pour sauver sa définition, Polémarque doit donner un autre sens à « devoir ». Désormais, la justice ne consiste plus à rendre à chacun ce qu’il a laissé en dépôt mais à faire du bien à ses amis. D’un point de vue général, cette définition semble suivre la règle énoncée par Céphale, mais elle tient compte des exceptions : inutile d’apporter son aide à quiconque entend nuire ; on ne peut aider qu’un ami. Il faut prendre en compte le bien de l’autre partie, ce que Céphale ne faisait pas. Deux grands thèmes font leur apparition : l’amitié, ou la communauté, et le bien, thèmes de discussion infinis qu’il devient nécessaire de comprendre pour saisir ce qu’est la justice. Polémarque est évidemment aveugle à ce qui se passe : il ne voit pas en quoi connaître ce qui est bon pour un ami pose problème.
Pour expliquer à Polémarque sa propre définition de la justice – faire du bien et non du mal à ses amis –, Socrate reprend les termes de l’exemple qui a plongé Céphale dans l’embarras : un objet laissé en dépôt n’est pas dû à son possesseur si l’usage qu’il en fera risque d’être nuisible. Mais Socrate change l’objet du dépôt : il ne s’agit plus d’armes mais d’argent. Ce modeste changement s’avère très significatif, car il élargit le champ des exceptions et en modifie le sens. Céphale n’aurait pas rendu les armes à leur propriétaire, parce que ce dernier aurait pu s’en servir pour le blesser. Sa réponse se fonde donc sur l’égoïsme consistant à garantir sa propre protection ; on ne doit pratiquer la justice qu’aussi longtemps qu’elle ne devient pas manifestement nuisible pour soi-même. De toute évidence, entre les mains d’un fou, l’argent n’est pas aussi dangereux pour autrui qu’une arme. Conserver l’argent laissé en dépôt ne se justifie sans doute pas par le danger que court autrui si on le rendait à son possesseur, mais par celui que court ce dernier. Désormais, la discussion se concentre sur ce qui arrive à celui qui reçoit et non plus à celui qui donne, ce à quoi Céphale s’est montré profondément indifférent. Tandis que Céphale s’intéressait aux bénéfices qu’il pouvait tirer de la justice, Polémarque s’intéresse aux avantages qu’elle apporte aux autres. Il se montre bien plus noble que son père. Il présente l’autre aspect du problème de la justice – le bien qu’elle apporte à la communauté, par opposition à l’individu. Le rapport entre la justice conçue d’une part comme bien propre d’un individu et, d’autre part, comme bien commun, est le problème récurrent de la République, dont Céphale et Polémarque représentent les deux pôles. À ce stade du dialogue, étant admis que la propriété d’un homme n’a pour limite que sa faculté à en bien user – c’est-à-dire uniquement son aptitude à en retirer un bien – la propriété privée se trouve exposée à une remise en cause radicale.
Aiguillonné par Socrate, Polémarque est ensuite amené à compléter sa définition : du mal est dû aux ennemis. La justice consiste à faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis : telle est la conception de la justice de Polémarque et de l’honnête homme en général. Comme disait Lessing avec approbation, « pour les Grecs, la grandeur morale consistait en un amour pour ses amis aussi constant que la haine pour ses ennemis est immuable ». Bien que Socrate finisse par trouver inappropriée cette conception de la justice, il est d’accord avec Lessing pour y voir la formule des honnêtes hommes et de la noblesse héroïque, formule plus élevée que la plupart des autres. Elle blesse nos oreilles en ce qu’elle est loin de la morale de l’amour universel dont nous sommes familiers, et sa dignité ne peut se comprendre qu’au prix de grands efforts. Cette dignité consiste en une indéfectible loyauté à l’égard de ces choses auxquelles un homme s’attache en premier et avec le plus d’évidence : sa famille et sa cité. L’admiration que nous portons à ce caractère se manifeste dans l’horreur que nous témoignons à quiconque a l’intention de trahir sa famille ou ses amis, que ce soit par intérêt, par peur, ou même en vue d’un idéal. Une telle loyauté semble naturelle en ce qu’elle accompagne nos premiers désirs et nos premiers goûts ; elle s’identifie à l’amour pour ce qui est nôtre. Elle ne comporte pas cet aspect abstrait de l’amour pour l’humanité qui ne fait pas de différence entre les hommes, qu’un individu ne peut tous connaître. Cet amour grec est plus puissant en raison de son exclusivité ; il a pour limites la contingence des préoccupations humaines.
Mais malgré la tendance, largement répandue, à considérer que les devoirs envers soi prennent le pas sur les devoirs envers le genre humain, pourquoi faudrait-il faire du mal à ses ennemis ? Pourquoi même faudrait-il avoir des ennemis ? La réponse est double. S’ils n’étaient pas réduits à l’impuissance, des hommes coupables d’injustices pourraient détruire tout ce qu’il y a de bon dans la famille ou la nation d’un individu. Et même si les hommes injustes de naissance n’existaient pas, il n’en demeurerait pas moins que les choses bonnes sont réduites à la portion congrue dans notre monde. La vie bonne que mène un groupe d’hommes en exclut les autres, qui aimeraient s’emparer des biens du premier groupe et y seraient peut-être même contraints. Avoir une famille ou une cité à soi suppose que l’on distingue ceux qui en font partie de ceux qui lui sont extérieurs ; et ces derniers sont des ennemis potentiels. Aider ses amis et faire du mal à ses ennemis est une singulière définition politique de la justice, dont la dignité varie avec celle de la vie politique elle-même. Il n’est pas de nation qui ne connaisse la guerre et ne doive assurer elle-même sa défense, ce qui suppose des citoyens soucieux de leur nation et prêts à tuer les citoyens d’autres nations. Si la distinction entre amis et ennemis et la tendance à offrir son aide aux premiers et à faire du tort aux seconds disparaissaient du cœur et de l’esprit humains, il ne pourrait y avoir de vie politique. Telle est nécessairement la définition politique de la justice ; elle produit cette noblesse humaine spécifique dont la vertu du citoyen est l’expression. Contrairement à ce qu’il semble faire, Socrate ne rejette pas absolument cette définition. Dans le meilleur régime, les gardiens, qu’il compare à des chiens de race, en partagent les traits les plus manifestes : ils font preuve de douceur envers ceux qui leur sont familiers, et d’hostilité envers les étrangers. C’est là la clé des forces et des faiblesses de l’homme politique.
Socrate analyse la définition de Polémarque en trois temps : 1) une discussion sur la manière de faire du bien à ses amis (332c-334b) ; 2) un essai de définition de l’ami (334c-335b) ; et 3) une critique de l’idée selon laquelle l’homme juste pourrait faire du mal (335b-336a).
Socrate commence par affirmer que, selon Simonide, ce qui est dû est ce qui convient. Le dépôt en lui-même n’a plus d’importance. Qu’un individu ait laissé quelque chose en dépôt ou non n’est plus déterminant ; seul importe ce qui lui convient. La justice pourrait consister à le priver de ce qu’il pense lui appartenir ou à lui donner ce à quoi il ne peut prétendre. Dans cette reformulation, faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis équivaut à donner à chacun ce qui lui convient. Ce que voulait dire Polémarque, c’est que l’on donne à ses amis ce que l’on refuse à ses ennemis. Socrate transforme le sens de cette conception de Polémarque, en se concentrant non sur les besoins des hommes mais sur ce qui leur est objectivement approprié. Traiter avec justice un ami malade consiste à lui donner un traitement, que cela lui plaise ou non. Ce déplacement d’accent implique que le premier souci de l’homme juste doit être ce à quoi Polémarque n’a jamais prêté attention : l’important n’est pas tant la disposition à donner des choses bonnes à ses amis que de connaître ce que sont les choses bonnes. La justice doit donc être une sorte de savoir.
Socrate se tourne alors vers un modèle de savoir portant sur ce qui convient. Il choisit pour cela le modèle le plus évident, et peut-être le seul à offrir des certitudes : les arts. Un médecin souhaite administrer aux corps ce qui leur convient ; il sait ce qui leur convient et comment il faut le leur administrer. Pour réaliser avec succès ses intentions, l’homme juste doit lui aussi posséder un art. Le problème est alors d’identifier l’art de la justice que le sens commun, c’est le moins qu’on puisse dire, n’acquiert pas aussi rapidement que les autres arts. Pour employer une analogie, cet art doit faire du bien aux amis et du mal aux ennemis tout comme la cuisine apporte leur assaisonnement aux aliments.
On s’aperçoit cependant immédiatement que la justice n’est pas le seul art en mesure de faire du bien aux amis et du mal aux ennemis. La médecine et la navigation sont plus utiles que la justice aux malades et aux marins. Chaque art vise en effet un certain bien, et chacun peut donc produire les bienfaits ou les méfaits requis par la définition de la justice. Reste à savoir ce que la justice est seule à faire et que ne font pas les autres arts ; mais cette tâche est de toute évidence difficile, ou plutôt impossible. Selon Polémarque, c’est dans le domaine de la guerre et, en temps de paix, pour la sécurité de l’argent laissé en dépôt, que la justice se révèle utile et indispensable au plus haut point. Cette réponse éclaire davantage la conception que Polémarque a de la justice qu’elle n’apporte de solution au problème de l’objet de la justice. Le rapport entre la guerre et l’argent va de soi ; ce que Polémarque entend par « choses bonnes », ainsi que le sens de l’identification du citoyen juste au guerrier, apparaissent plus clairement. Mais Socrate pourrait montrer sans peine, comme il le fait en d’autres cas, qu’un habile soldat et qu’un banquier qualifié sont de plus sûrs associés en temps de guerre et en temps de paix qu’un homme juste. Par ses exemples, Socrate montre que, du moins pour Polémarque, la justice porte sur l’acquisition et la distribution des choses bonnes dans une communauté, dont sont écartés les membres extérieurs (332c-d, 333a, 333b). L’issue de cette conversation est surprenante : la justice se révèle inutile pour faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis. Cela provient de ce que Polémarque et Socrate ont découvert que l’ensemble des arts se partagent le monde, sans laisser aucune place pour un art de la justice. Un médecin peut faire du bien à son ami et ainsi être juste, mais la justice s’identifie dans ce cas à l’exercice de la médecine, qui est tout à fait différente de la justice. Ce sont les arts qui font du bien et du mal ; ils ont un objet propre tandis que la justice n’en a pas. Elle ne peut donc être un art et ne peut faire du bien. La justice a donc disparu.
Socrate souligne en outre avec insistance que les arts sont neutres, qu’ils peuvent parvenir indifféremment à des résultats opposés. Polémarque en est particulièrement choqué, car il s’ensuit que celui qui pratique la justice pourrait tout autant se montrer voleur que gardien vigilant d’un objet qui lui a été confié, et pourrait aussi bien mentir que dire la vérité. Rien dans l’art lui-même n’indique l’attitude à adopter ; l’art ne confère que l’efficacité technique. Au lieu de devenir le modèle de celui à qui l’on accorde sa confiance, l’homme juste devient l’archétype de celui à qui l’on ne peut faire confiance, le détenteur d’un pouvoir qui est privé des principes pour s’en servir. Voleur et menteur, il est à l’opposé de l’homme juste tel que l’a défini le père de Polémarque – celui qui paye ses dettes et dit la vérité –, définition dont Polémarque a hérité et qu’il essaye de défendre.
Puisqu’il a été reconnu plus haut que l’homme juste pouvait parfois ne pas payer ses dettes, et même mentir à ses amis, ce résultat ne devrait pas surprendre. Mais Polémarque montre quelques réticences à l’accepter. En honnête homme qu’il est, il y a des choses – indignes de l’honnête homme – qu’il n’est jamais censé faire. S’il peut admettre qu’il faut pourtant les accomplir, et même qu’il lui faut les accomplir lui-même, il refuse en revanche d’en admettre les conséquences, car elles représenteraient pour lui la perte totale de tous les critères moraux. À ses yeux, la vie est organisée selon des règles établies, dont il faut taire les exceptions. On pourrait reprocher à Polémarque son hypocrisie, puisque nous sont exposées les limites de son moralisme. Socrate laisse entendre que les choses bonnes défendues par Polémarque pourraient bien avoir été acquises par des voies peu avouables, dont le souvenir se perd dans la nuit des temps. Pis encore, étant donné son caractère, il y a fort à parier que, pour parvenir à une fin bonne, il se donnerait du mal1 plutôt que de recourir à des moyens indignes de l’honnête homme. Comme le montre la République, Socrate n’est pas opposé au mensonge et n’a strictement aucun respect pour la propriété privée.
Quoi qu’il en soit, prétendre que la justice est un art mène à de sérieuses difficultés que l’homme juste, peint sous les traits d’un être à la fois inutile et voleur, représente de manière ironique. Les arts semblent devoir s’appliquer à des objets précis et être moralement neutres. Il faut donc renoncer à prétendre que la justice est un art ; pourquoi donc, pourrait-on demander, était-elle faite à l’origine ? Nous sentons tous que la justice est une disposition, comme l’avait indiqué Céphale dès le début, disposition que tout homme possède en plus de ses propres compétences particulières. Un médecin doit à la fois se montrer disposé à guérir ses patients, et être en mesure de le faire, faute de quoi il pourrait aussi bien les faire mourir par intérêt que les soigner. Reste donc à savoir pourquoi Socrate a amené la conversation sur ce terrain.
Tout d’abord, rappelons qu’avec l’exclusion de Céphale, l’autorité ancestrale a été remplacée par le savoir que les hommes peuvent acquérir pour eux-mêmes, grâce aux enseignements tirés d’une expérience raisonnée. Les arts constituent la source de connaissance la plus évidente pour tous les hommes qui n’éprouvent ni le besoin de professer une foi particulière, ni celui de suivre les prescriptions d’une quelconque tradition. Le désir de savoir ce qu’on doit aux autres inviterait immédiatement à déterminer un art pouvant servir de guide, tout comme la médecine en matière de santé. De plus, quelle que soit l’importance de l’habitude dans le caractère que nous nommons juste, il est clair aussi qu’on ne saurait se satisfaire d’un homme qui suivrait des règles sans connaissance aucune des raisons qui les justifient ; Céphale a suffi à le prouver. Les médecins sont censés obéir au serment d’Hippocrate, et cette obéissance devrait, en un sens, leur valoir notre confiance. Mais en dernier lieu, le plus important est de savoir si ce serment est bon, et de connaître les raisons pour lesquelles notre santé s’améliorera si le médecin lui est fidèle. Tel est le fondement de la valeur que l’on reconnaît à la pratique d’un médecin ; et indépendamment de son efficacité technique, ses compétences sont inutiles ou dangereuses si l’on ne peut répondre aux questions précédentes. Avant toute chose, la justice exige nécessairement que l’on sache ce qui est bon pour l’homme et pour la communauté ; sans quoi, les aptitudes et le savoir constitutifs des arts sont au service de mythes ayant valeur d’autorité.
Désormais, la discussion avec Polémarque dessine de manière négative les propriétés requises par un tel savoir. Celui-ci ne peut être assimilé à ces arts qui sont toujours présents en chaque communauté, tels la cordonnerie, le tissage, la charpenterie, etc. Socrate ne disait pas autre chose dans l’Apologie, lorsqu’il racontait qu’il était à la recherche d’hommes sages1. Selon lui, les poètes et les hommes politiques étaient dénués de tout savoir, alors que les artisans en possédaient effectivement un2. Malheureusement, leur savoir était limité et partiel, et Socrate préférait demeurer ignorant plutôt que d’être savant à leur manière3. Car, satisfaits de leurs compétences, ils étaient fermés à de plus larges questions. L’ignorance socratique consiste à être ouvert à la totalité. Les artisans offrent un modèle de savoir, mais qui n’est pas applicable aux domaines poétiques et politiques. Le problème est de combiner l’objet spécifique de ces deux domaines à un savoir similaire à celui des artisans. C’est un tel savoir que Socrate recherche.
L’entretien avec Polémarque conduit au même résultat que l’enquête de Socrate auprès des artisans relatée dans
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Comment bâtir une cité juste ? En mettant en lumière tout ce que requiert cet improbable projet, Platon fait apparaître les contradictions insoupçonnées dont l’animal humain est pétri dans son rapport à la politique. L’Essai dont Allan Bloom fait suivre sa traduction de la République a pour objectif premier de guider le lecteur dans les méandres du plus célèbre dialogue de Platon, et de l’éclairer sur les problèmes philosophiques soulevés par Socrate et ses interlocuteurs. Mais en nous invitant à relire ce texte à la lumière de ses propres interrogations sur le sens du dialogue, Allan Bloom ne propose pas un commentaire fermé sur lui-même. Bien au contraire : il jette sur les problèmes de notre modernité la lumière lointaine dont nous éclaire toujours, parfois à notre insu, l’un des fondateurs de la pensée occidentale. Car l’ancien élève de Leo Strauss sait bien que, dans le contexte politique international contemporain, l’espoir de sortir du chaos est suspendu à la clarification des visions du monde qui s’y affrontent confusément. En éclairant la cité de Platon, Allan Bloom fait sortir de l’ombre les questions majeures de notre temps.

Allan David Bloom (1930-1992) a enseigné la « pensée sociale » en Europe, au Canada et aux États-Unis. Outre la République de Platon, il a traduit l’Émile de Rousseau, et commenté des auteurs aussi différents que Shakespeare et Hegel. Deux de ses œuvres ont déjà été traduites en français – L’Âme désarmée (Julliard, 1987) et L’Amour et l’Amitié (De Fallois, 1996) – et l’ont fait mieux connaître : il y développe une vive critique du relativisme actuel, et montre tout le profit que l’époque contemporaine devrait tirer de l’étude des écrivains et des philosophes classiques.

Étienne Helmer enseigne la philosophie. Ses travaux portent principalement sur la pensée politique de Platon. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur les rapports de l’économie et de la politique chez Platon (université Paris-I). Il a notamment publié une traduction et un commentaire du Livre II de la République (Ellipses, 2006) et a traduit le commentaire consacré par Stanley Rosen au Politique de Platon, sous le titre Tisser la cité (Vrin, 2004).