Arthur Rimbaud,
L’AU-DELÀ DE L’ENFANCE
Rimbaud a déchiré le voile derrière lequel se cache un monde qui nous regarde sans être vu ; c’est à celui-ci que les enfants, mais il leur manque le langage pour en soutenir la cohérence, prêtent attention dans leur gourmand divertissement qui les isole si bien du domaine des « grandes personnes » et satisfait leur conscience molle et fraîche : ils y promènent leur pensée sautillante et y trouvent ce léger bonheur que l’adulte leur a plus d’une fois envié. Rimbaud y est entré comme les autres, dans cet invu, dans cet inouï, mais il ne l’a pas lâché. Doté d’une insolite puissance de saisie imaginative qui ramène à la mémoire des sensations toujours aiguës, ou les réveille d’un souffle sur le brouillard quand on les croyait à jamais endormies, il semble n’avoir rien perdu, plus tard, des trésors de ce paradis enfantin qui glisse dans l’oubli. L’âge de raison ne l’en a pas détourné, il a cultivé un pouvoir de magicien qui consiste à ressusciter, pans par pans, le spectacle absorbé, pénétrant, avec ses angles lumineux, son alphabet irisé de couleurs et de signes. Telle est la note de son génie. Comme il a donné raison à la définition de Baudelaire, qu’il pratique à la lettre : « Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté » ! Baudelaire s’était senti pleinement génial quand il lui était arrivé, dans Læta et errabunda, comme dans Bénédiction, d’écarter le rideau qui en sépare l’adulte. De l’enfance, ou du génie ? Des deux. Mais c’est avec Rimbaud, l’adolescent qui se fit voyant parce qu’il lui fallait, au nom d’une méthode très audacieuse et à tout prix, fût-ce en s’encrapulant, réintégrer une innocence pleine de volupté, que nous connaissons la plus vive expérience dans ce sens qui ait été faite pour relever la saveur de l’imagination. Elle nous restitue le son, la couleur, le mouvement, les associations d’objets à peine figuratifs, l’esprit réceptif et la sensation recréatrice, le cœur libre, qui composent au sein d’un univers effacé pour nous l’état bienheureux où le poète est prince. « Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince1. »
Mais que l’on ne s’égare pas sur la nature de la tentative de Rimbaud. Elle ne procède pas d’une idéologie. Lewis Carroll aussi a retrouvé l’état d’enfance, mais il a conduit ses fictions semi-réalistes sur une ligne encore intellectuelle ; et d’autres, les romantiques allemands, avant l’auteur d’Alice au pays des merveilles, et Hölderlin qui le paya de sa raison, l’avaient déjà évoqué. Pour Rimbaud, c’est différent : il a engagé tout l’art dans cette détermination de voyance, il a inventé la vision moderne, qui est celle d’un autre réalisme, non d’un rêve gratuit. En 1913, le peintre Fernand Léger opposera au « réalisme d’imitation » le « réalisme de conception ». Il rejoint Rimbaud. Les « Illuminations », les coloured plates ou les painting plates, ne sont en rien une imagerie d’illuminé, il n’y a pas d’Aurelia pour lui, il n’y a même pas de Ligeia pour lui, il n’a pas besoin d’une « Dormeuse » comme Edgar Poe. Je ne suis pas tellement sûr qu’il faille aller chercher de l’occultisme proprement dit à l’origine de ses théories et de ses images. Son art de rénovateur ne dépend d’aucune doctrine philosophique. Tout juste la remembrance de Baudelaire. Si Helvétius a excité son âge tendre, parce que son jeune professeur Izambard lui avait conseillé de le lire, on pourra, si l’on y tient, relever son empreinte dans le goût du collégien pour l’épanouissement des sens à la lecture des poèmes « païens », mais qu’y a-t-il là d’original ? Ou il faudrait alors nommer aussi Victor Hugo, Leconte de Lisle, Banville et naturellement Baudelaire, parmi ceux qui ont influencé sa forme, encore que ce soit Virgile qui lui ait donné pour sa facture du vers et l’expression poétique le plus fructueux enseignement.
Son condisciple Ernest Delahaye a fait à cet égard bien des remarques pertinentes. Mais Rimbaud, s’il a dévoré quelques livres d’ésotérisme chez Auguste Bretagne à Charleville, n’a pas été ce qu’on appelle un « initié ». Il s’est initié à ce qu’il a voulu, sans maître, sans directeur métaphysique ; non certes qu’il n’eût pu devenir un métaphysicien, s’il avait suivi une autre tendance, mais ce n’est pas cette besogne-là que son génie si impatient avait choisi d’entreprendre, car il est question de faire, non de croire, pour Rimbaud. Il est pressé d’aller à la vision, à la voyance, d’un seul coup, chaque fois avec toute son âme et tout son corps, son intelligence et son instinct. L’épanouissement des sens qui n’est pas réservé aux prétendus sensualistes n’a pas été son but. Il avait à peine dix-sept ans que déjà il donnait pour tâche à son voyant « le dérèglement raisonné de tous les sens ». Quelqu’un, avant Rimbaud, avait-il osé se réclamer ouvertement de ce monstrueux programme ? Sade, qui était si peu poète et qui se montrait sourd au réel, aurait-il été capable de dérégler, avec ses propres sens, les « sens » de la Création ? Or c’est à cela et rien de moins que vise le potache révolté Jean-Arthur-Nicolas Rimbaud. Ce n’est pas la loi des morales naturelles, religieuses ou sociales qu’il conçoit d’enfreindre : s’il doit passer par là, il le fera. Mais ce qu’il veut, sur-le-champ, c’est réorienter le monde réel en le soumettant à la conscience despotique du génie. On s’aperçoit tout de suite que sa méthode aura des héritiers, et que ce ne seront pas des libertins ni même des philosophes : ce sont des artistes. Nous aurons l’occasion de rencontrer Picasso et Braque, des musiciens partis pour des aventures analogues et, bien entendu, les poètes qui sont sortis de lui mais n’ont pas cru le dépasser, Reverdy, les surréalistes.
Il a eu certainement l’idée d’une réalité à surélever, mais n’a pas eu besoin du mot. À son âge, il me souvient que je parlais de superréalisme, avant qu’Apollinaire lançât son « surréalisme ». Le « dérèglement raisonné de tous les sens » pouvait lui suffire. Ne le confondons pas avec Isidore Ducasse, son contemporain, du moins sur le plan de l’art : Rimbaud n’a pas inventé de Maldoror, Rimbaud n’a pas pastiché la grandiloquence de Chateaubriand, la rhétorique glaciale du marquis de Sade ; il n’a pas peint avec les couleurs verdâtres d’un Gustave Moreau qui, pour égaler Lautréamont, aurait eu besoin d’être un peintre comme le fut Delacroix et de s’exprimer comme Jérôme Bosch et Goya eux-mêmes. C’est que Rimbaud n’avait pas d’autre passé que ce qui avait façonné son tempérament, son psychisme ; pour le reste il voulait être « absolument moderne ». Lautréamont a de commun, sans doute, avec Rimbaud, la jeunesse, la hardiesse ; des exigences morales que celui-ci combattait et que Lautréamont nourrissait dans son cœur avec un noir humour. Où ils diffèrent, exemplairement, c’est dans leur esthétique. L’un et l’autre inventent la métamorphose spontanée, je ne dis pas celle des anciens qui est la transformation d’un corps en un autre par punition, dont le moralisme a tiré la métempsycose. Avec Rimbaud et Lautréamont, c’est la métamorphose simultanée et par surimpression, c’est l’image qui est là avec l’objet, comme lui, en lui, autrement lui que lui pour l’esprit ; l’action sensibilisée de la métaphore. Braque écrira, plus tard : « Pour moi, il ne s’agit plus de métaphore, mais de métamorphose. » Mais l’image de Lautréamont est une sanction de l’âme : le poète parle, murmure, blasphème, tremble, saigne ; il est Maldoror, allié du pou et frère de l’Océan. Maldoror n’est pas un personnage qui tue Dieu, mais un acteur qui a pour rôle de l’assassiner ; il enfonce le plus loin qu’il peut sa sonde dans le délit, mais comment ne pas tenir compte à Isidore Ducasse, qui lui a insufflé tant de méchanceté, d’avoir, dans ses Poésies, affirmé ce que jamais révolté n’avait fait, à savoir que « la vérité d’où découlent toutes les autres » est « la bonté absolue de Dieu et son ignorance absolue du mal » ? On sait que Rimbaud supprime le comme des comparaisons ; la métaphore chez lui produit une sécrétion qui se situe immédiatement dans un tableau spatial et est à la fois chair, esprit, temps, éternité, mouvement, musique, lumière. Une phrase de Rimbaud, où Claudel entendait l’équivalent d’un motif wagnérien dont l’oreille ne peut pas se débarrasser, présage Matisse parmi d’autres peintres qui lui sont futurs.
« Shakespeare enfant », a-t-on, abusivement, fait dire de lui à Victor Hugo, qui n’avait adressé ce compliment qu’à un comédien-poète, Glatigny ; cela nous prouve qu’à l’époque on cherchait ce qu’il y avait de plus glorieux pour saluer, tel Mallarmé, ce « passant considérable », qui n’était qu’un gosse et, probablement, un « sale gosse » pour les confrères en absinthe auxquels l’avait présenté Verlaine. Mais enfant, parce qu’il était âgé de seize ans quand il vint à pied de Charleville dans la capitale, espérant naïvement prendre place au rang des « hommes de lettres ». Rappelons ces lignes d’un poète, Léon Valade, à un autre poète, Émile Blémont (datées du 2 octobre 1871) :
Vous avez perdu de ne pas assister au dernier dîner des Affreux bonshommes. Là fut exhibé, sous les auspices de Verlaine, son inventeur, et de moi, son Jean-Baptiste, sur la rive gauche, un effrayant poète de moins de dix-huit ans, qui a nom Arthur Rimbaud. Grandes mains, grands pieds, figure absolument enfantine et qui pourrait convenir à un enfant de treize ans, yeux bleus profonds, caractère plus sauvage que timide, tel ce môme dont l’imagination pleine de puissances et de corruptions inouïes a fasciné ou terrifié tous nos amis : « Quel beau sujet pour un prédicateur », s’est écrié Soury. D’Hervilly a dit : « Jésus au milieu des Docteurs. » C’est le diable, m’a déclaré Maître, ce qui m’a conduit à cette formule nouvelle et meilleure : « Le Diable au milieu des Docteurs. »… À moins de la pierre sur la tête que le destin nous tient souvent en réserve, c’est le génie qui se lève. Ceci est l’expression froide d’un jugement pour lequel j’ai déjà eu trois semaines, et non d’une minute d’engouement.
Enfant terrible, Arthur ? C’est l’enfant contemplatif qu’il eût été, ce n’est pas l’enfant terrible, qui le faisait se souvenir du non vu, ou du non entendu, je le répète. Courir après les lueurs de l’enfance, après la matière diaphane des métaphores, après les sensations de voiles levés « un à un1 », tel est là le plus clair de sa « chasse spirituelle ». Magicien précoce, ah ! certes, et dont les opérations atteignent à une beauté définitive. L’adulte en aura vite assez, ou il comprendra que le génie surhumain n’est pas tout, et qu’il est déshonnête de le cultiver par des moyens qui ne sont pas bons pour l’homme. Dès qu’il sera homme (soulignons), Rimbaud se retirera du théâtre de l’art pour sortir de sa quête interdite désormais, car il aura été trop vite à l’impossible en risquant de s’y dissoudre :
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon2 !
Il décidera de se séparer brutalement de l’enfance tentatrice et de ses promesses dangereuses, les « promesses d’enfance », que la poésie, dont Rimbaud à la fin ne se souciera plus, entretenait artificiellement à coups de philtres et de tours captieux, par « le dérèglement raisonné de tous les sens ». Rimbaud se punira lui-même de son attachement à l’enfance.
Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d’une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes 1.
Il avait exprès, dans ce paradis de délices, mangé du fruit défendu, qu’il n’aimait pas. Ce fruit, il l’a vomi et revomi au cours de ses heures littéraires, qui furent si brèves mais si denses. Il lui avait gâté la saveur du paradis terrestre pour toujours. Dans Une saison en enfer, il le proclama sous des facettes multiples, heurtées, apparemment contradictoires, mais qui ne sauraient abuser un lecteur qui s’y connaît un peu : une harmonie est le lieu de rencontre de plusieurs notes, chacune appartenant à sa ligne mélodique ; l’accent prodigieusement émouvant et si noble, et d’une si belle franchise, où le jeune homme ne se pardonne rien, mais où il ne se voit pas un réprouvé définitif (« Damnés, si je me vengeais ?… » Si je vous faussais compagnie, si je remontais là-haut ?), la matière de ce testament sublime, enfin, nous révélant Rimbaud tel qu’il fut, tel qu’il veut qu’on sache qu’il était, décomposé en ses « trois mages » consubstantiels, le cœur, l’âme, l’esprit, ne duperont que les gens qui ne sont pas faits comme lui. Dans les moments où il retire ses pieds meurtris du domaine de son rêve vécu, il sait que la charité est la clef du festin abandonné, il sait, car la « raison » lui « est revenue », que le christianisme est la science – nous ne perdrons pas de vue ce point capital, – mais il ne sait pas, en revanche, s’il est prêt à vouloir suivre le chemin trop droit du salut : « Pas de partis de salut violents ! Exerce-toi2. » Arracher l’homme à la candeur animale qui précédait la science, à cette innocence délectable qu’une absinthe réveillait, qu’une boulette de haschisch faisait durer ! on comprend que le génie rimbaldien, qui allait fatalement tuer non son Dieu mais le Prince – nous retrouverons ces deux compères et la dualité du JE –, ait, par mauvaise humeur, par « mauvais sang », le « sang païen », refusé noce et contrat avec l’Église catholique où il eût risqué, craignait-il, de perdre la direction de soi-même. Il préférait une réhabilitation méthodique, une vie sérieuse, laborieuse, où l’on gagne son argent comme il faut, en se donnant de la peine et en rognant sur ses plaisirs, une vie d’homme puissamment banale, pas trop délicate…
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie 1.
un ersatz de ce que lui aurait offert la religion. Par ce moyen il ne devrait sa « conversion » à personne. La conversion cléricale, à la patrie et à l’Église, celle de Verlaine qui ne l’a jamais édifié, qui le dégoûtait, eût été pour lui un succédané de l’enfance, même s’il y eût puisé de quoi tromper sa soif d’absolu – il parle si souvent de ses « soifs » (« tournez, mes soifs… ») – ; non ! il juge plus digne de revenir à la terre, une terre sans illusions et sans géorgiques, de s’y coller durement et si elle ne lui réussit pas, de prendre le large, de courir les mers – cette mer que l’auteur du Bateau ivre n’avait qu’imaginée –, puis la voie ingrate des comptoirs en bordure du désert.
C’est ainsi que Jean-Arthur-Nicolas Rimbaud tire encore la langue à son Dieu.
Après Rimbaud le Voyant et Rimbaud le Voyou, c’est le mystique contrarié que nous propose de découvrir Stanislas Fumet avec la verve et le bonheur d’écriture qu’on lui connaît. « Mystique à l’état sauvage » pour Claudel, idée violemment réfutée par les surréalistes, pour Stanislas Fumet, Arthur Rimbaud aurait été surtout un mystique contrarié dans sa quête spirituelle par la bigoterie rigide de sa mère et l’arrogance triomphante du clergé catholique de son époque. « Ô Christ, éternel voleur des énergies… » Le poète, alors, tracera, dans une extrême fulgurance un itinéraire où « il n’aimait pas Dieu ; mais… » Il y a de grands livres sur Rimbaud, celui-ci en est un.
Publié en 1966, immédiatement salué par la critique et très vite épuisé, l’anniversaire des cent cinquante ans de la naissance du poète nous donne l’heureuse occasion de le rééditer, précédé d’un texte, de cet éminent rimbaldien qu’est Pierre Brunel, en guise de préface.
Essayiste, poète, éditeur, critique d’art, Stanislas Fumet (1896-1983) a joué un rôle prépondérant dans le mouvement des idées et des arts en France. Ami de Braque, de Matisse, de Reverdy et de Jacques Maritain, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages.
"[...] Témoin actif de son temps, esthète et intellectuel, militant politique et ardent mystique, Stanislas Fumet était également écrivain, mais plus encore qu'à l'élaboration d'une oeuvre propre, attaché à tenir le role de médiateur entre le public et les oeuvres de ceux qu'il admirait. Ainsi son travail fut-il essentiellement critique- et la réédition de cet Arthur Rimbaud. Mystique contrarié, paru en 1966, est l'occasion parfaite d'appréhender l'exercice intellectuel qu'était, pour Fumet, la critique littéraire: une lecture attentive et pénétrante, un décryptage de haut vol créatif. "Une oeuvre servante, au sens à la fois humble et noble du sens", écrit avec justesse Pierre Brunel en préface." La Croix du 10 Mars 2005
Préface de Pierre Brunel