Amer azur
L’odyssée d’une statue
Où sera un jour le dernier repos du pèlerin las de son voyage, sous les palmiers du Midi ou sous les tilleuls des bords du Rhin? Voilà ce que Heinrich Heine, le poète allemand exilé à Paris, se demandait dans un de ses plus beaux poèmes. Et pourtant, l’endroit ne semblait pas importer pour lui car, ici comme là-bas, il serait sous le ciel de Dieu, et les étoiles brillent partout. Cela paraît stoïque, détendu, mais l’histoire posthume du poète a été aussi mouvementée que sa vie.
Heinrich Heine (1797-1856) incarne la continuité de l’exil intellectuel et politique, il est le patron de tous les artistes et auteurs allemands pour lesquels Paris et la France prirent une importance particulière, d’abord comme source d’inspiration et lieux de l’éveil, puis comme refuge et protection.
Au cimetière de Montmartre, sa tête mélancoliquement penchée regarde son tombeau du haut d’une stèle en marbre. Un sculpteur danois créa ce bel ouvrage qui semble donner une réponse aux questions du poète. Une autre sculpture du même Danois a subi une véritable odyssée reflétant à sa manière les contradictions, les conflits et les catastrophes de l’Allemagne, mais aussi le départ forcé et l’impossible retour de ses meilleurs créateurs qui, jusque dans leur exil, poursuivaient le rêve d’une Allemagne meilleure, réconciliée avec elle-même et avec ses voisins.
Les statues aussi peuvent connaître l’exil comme cette sculpture que l’impératrice Élisabeth d’Autriche (1837-1898, appelée Sisi parmi les siens, mais Sissi sur les écrans de cinéma du monde entier) commanda pour honorer son poète favori.
L’ancienne princesse bavaroise devenue impératrice à Vienne et reine à Budapest fut une voyageuse infatigable. Elle visita la Côte d’Azur plusieurs fois. Elle aimait particulièrement la baie de Villefranche et le Cap-Martin près de Menton. Elle trouverait son dernier repos dans l’église des Capucins à Vienne, c’était fixé d’avance, mais personne n’aurait pu se douter de sa biographie sinueuse, ni de sa fin tragique et prématurée.
Elle ne fut pas seulement une sportive de haut niveau (en équitation), elle fut aussi une poétesse remarquable. Son favori et son modèle fut Heinrich Heine. Mais elle montrait rarement ses poèmes à d’autres personnes. On ne les découvrit qu’après sa mort, et on les tint longtemps au secret.
Que le personnage de Heine et son œuvre fussent souvent l’objet de campagnes abjectes ne pouvait l’affecter; elle n’avait cure de l’opinion publique. Quand naquit une querelle relative à un projet de monument à Düsseldorf, la ville natale de Heine, elle n’hésita pas à s’engager. C’était en 1887, trente et un ans après la mort du poète, et six ans après la création par Bismarck de l’unité allemande.
L’idée d’ériger une statue de ce poète émigré, qui avait tant de fois critiqué sa patrie et qui était juif de surcroît, scandalisait les étudiants et les notables nationalistes. Élisabeth intervint, prête à financer en grande partie ce monument. Elle écrivit plusieurs poèmes pour soutenir ce projet («il exprimera le remerciement de tout un peuple», pensait-elle, mais le peuple fut ingrat) et pour en critiquer les adversaires (dont son mari, l’empereur François-Joseph). Celui qui me critique ne fait qu’aboyer avec d’autres chiens, écrivit-elle.
Les adversaires de ce projet à Düsseldorf, à Bonn, à Berlin et ailleurs parvinrent à le faire annuler. Des Allemands émigrés en Amérique en furent scandalisés et commanditèrent une statue auprès du sculpteur initialement prévu. Elle fut érigée à New York dans un petit parc de la 131e rue et s’y trouve encore aujourd’hui.
Son engagement valait à l’impératrice des attaques dans la presse nationaliste, on la traitait de servante des juifs. L’antisémite français Édouard Drumont prit part à cette violente polémique. Seule la presse libérale soutenait Sissi.
Bien des chiens devaient encore aboyer dans cette affaire, mais cela ne fit aucune impression sur elle. Elle trouva une forme d’hommage qui lui était propre. Ses moyens financiers la rendirent indépendante (évitons le vilain mot de «gaspillage»). Puisque ni Düsseldorf ni Hambourg (où siégeait l’éditeur de Heine) ne voulaient de statue, elle en commanda une statue pour elle seule. Elle fit venir un parent de Heine qui avait connu le poète et qui put désigner le portrait le plus ressemblant. Ensuite, elle chargea le sculpteur danois Hasselrjis d’exécuter ce travail.
Ludvig Hasselrjis (1844-1912) créa en 1891 une statue de marbre, haute de 1,60 mètre, qui pesait 2250 kilos. Elle représente le poète, malade, dans les dernières années de sa vie. Dans une main, il tient une feuille avec quelques vers évoquant la larme solitaire qui lui était restée des temps anciens et lui trouble la vue.
Was will die einsame Träne?
Sie trübt mir ja den Blick –
Sie blieb aus alten Zeiten
In meinem Auge zurück.
Comme si le poète avait pressenti la comédie étrange qui serait le destin de sa propre statue. Lui-même avait plaisanté en son temps, affirmant que la seule véritable statue de lui était la belle maison de son éditeur Julius Campe (1792-1867) qui s’était enrichi grâce au succès de ses poèmes.
Depuis 1888, Élisabeth d’Autriche possédait sur l’île grecque de Corfou, au milieu d’un grand parc, un château de 128 pièces qu’elle avait appelé Achilleion. Sur une petite colline, elle fit construire un temple aux colonnes blanches supportant une coupole sous laquelle elle fit installer en 1892 la statue de Heine. Celle-ci avait été acheminée en bateau, le premier de ses trois voyages en mer. Ce fut en 1901 que Hasselrjis réalisa la statue de Heine qui orne toujours son tombeau au cimetière de Montmartre.
Sissi pensait que cet endroit à Corfou aurait plu à Heine. «Ici il y a tout ce qu’il aimait, la belle nature, le ciel riant au-dessus de lui, des environs splendides avec des palmiers, des cyprès et des pins. Dans le lointain, on voit la montagne, et en bas la mer qu’il aimait tant, quel havre de paix unique et bienfaisant.» Mais la paix fut de courte durée.
Après l’assassinat de Sissi à Genève en 1898, c’est sa fille Gisela qui devint l’héritière du site grec. Elle manquait de romantisme, mais avait le sens des affaires. Elle vendit la propriété à la trésorerie impériale. En 1905, l’empereur allemand Guillaume II, grand voyageur lui aussi, visita Corfou. Le château lui plaisait et, après quelques négociations avec Vienne, il acheta le tout en 1907. Son premier geste fut d’éliminer la statue de Heine qui était pour lui «le plus grand souillon de la poésie allemande». L’empereur allemand ne fut qu’un autre chien aboyant, enragé de surcroît, comme on put le constater peu après.
Ce fut finalement Heinrich Julius Campe (1848-1909), le fils de l’éditeur de Heine, qui racheta la statue. Il voulait l’offrir à sa ville de Hambourg qui avait joué un certain rôle dans la vie de Heine, mais il essuya un refus. Là aussi, les chiens se firent entendre. Ce refus ne visait pas seulement le poète mais aussi cet éditeur dont la vie privée choquait les dignitaires de cette petite république marchande. Il était divorcé de sa femme française, Angèle, qui était retournée vivre à Paris avec ses filles Gabrielle et Olivia.
Campe fit installer la statue dans la cour du bâtiment qui abritait sa firme. Mais même là, elle n’était pas assez protégée; elle fut souillée plusieurs fois, de sorte qu’on l’enferma derrière des planches en bois, comme si on l’emprisonnait. En 1925, on la transporta dans le parc d’un musée à Altona, dans la banlieue ouest de Hambourg.
Entre-temps, Angèle Campe s’était immiscée dans l’affaire. Elle possédait toujours un appartement à Hambourg, et elle réclamait la statue qu’elle considérait être sa propriété personnelle. Après sa mort en 1930, ses filles continuèrent ce combat. Ce fut un tournant décisif dans le destin de cette statue apatride.
En 1933, les nazis ordonnèrent la fermeture du musée d’Altona qui hébergeait trop d’œuvres d’art «indésirables». Puisque aucun acheteur ne se présentait, Olivia Campe, mariée au Français Edmond Bouchard, originaire de Toulon, en reprit la possession. En 1939, elle fit transporter l’objet de Hambourg à Marseille, par le bateau Provida. Il s’agissait d’un déménagement ordinaire. Ainsi, la statue de Heine fut obligée de quitter le pays, comme l’avaient fait tant d’auteurs vivants depuis la prise de pouvoir des nazis, et fut sauvée par la France, comme eux. Le musée d’Altona, la dernière résidence allemande de la statue, fut détruit par les bombes de la Seconde Guerre mondiale.
De Marseille, la statue voyagea en camion jusqu’à Toulon, patrie d’Edmond Bouchard. Mais ce n’est qu’après la guerre qu’Olivia Bouchard put se rendre dans cette ville pour s’en occuper. Elle retrouva la statue en 1948 dans un dépôt municipal fort endommagé par les bombes. Au milieu des ruines, la statue était toujours enfermée dans la caisse de transport sur laquelle étaient collées des indications en langue allemande (haut, bas, gare de Hambourg…). Est-ce pour cela que les occupants n’y avaient pas touché? Est-ce sa langue maternelle qui avait protégé le poète?
Les occupants n’avaient pas ménagé la ville jonchée de ruines. Et les débris du dépôt égratignaient la statue. Les blessures du temps se lisaient sur ce corps de marbre.
Mme Bouchard fit don de la statue à la ville de Toulon en demandant de l’installer face à la mer. Elle mourut en 1951, son mari au début de 1956. Ainsi, ni elle ni lui ne purent voir que la statue fut érigée le 24 novembre 1956, le jour du centième anniversaire de la mort de Heine, dans un parc ouvert en 1949 dans le quartier du Mourillon, un jardin botanique de huit mille mètres carrés dont l’accès est par ailleurs interdit aux chiens. Ce parc porte le nom de Frédéric Mistral, comme si le poète provençal avait accueilli le poète allemand.
C’est donc sur ce rivage méridional que cette statue créée par un Danois sur ordre d’une impératrice autrichienne a terminé son périple, alors que dans son ancien temple de Corfou se trouve aujourd’hui une statue de Sissi. À nouveau Heine contemple la mer, comme Sissi l’avait voulu, même s’il ne regarde plus l’Adriatique mais la Côte d’Azur. Le dernier repos de l’effigie du pèlerin malgré lui se situe sous les palmiers du Midi, dans ce Midi qui devait être le refuge de tant d’auteurs et d’artistes allemands et autrichiens. La statue du poète favori de Sissi eut un destin très allemand, et la dernière étape est moins arbitraire qu’il peut paraître à première vue.
Ce site à la fois beau et invraisemblable, sur la partie orientale de la baie de Toulon, est l’endroit qui convient. Autrefois à Düsseldorf, on avait dit qu’il était impossible d’ériger une statue de Heine à proximité d’un monument dédié aux soldats morts pour la patrie. Mais à Toulon, le poète siège paisiblement près du plus important port militaire français, dans cette ville où avait commencé, par un coup d’audace et de génie, la glorieuse carrière militaire de Napoléon que Heine avait admiré quand il était enfant (entre autres, parce qu’il avait apporté en Allemagne l’égalité civile pour les juifs). Et l’on peut imaginer que ce grenadier infatigable du lied et de la liberté tend l’oreille par-dessus la rade pour entendre tout doucement ce cri: «Vive l’empereur.»
Entre 1918 et 1940, une charmante petite ville située près du Cap Sicié, le point le plus au sud de la Côte d’Azur, devient un véritable centre artistique européen. Des peintres, des écrivains, des journalistes originaires de plusieurs pays s’y donnent rendez-vous. Les écrivains anglophones sont parmi les premiers: Katherine Mansfield, D. H. Lawrence, Aldous Huxley, Sybille Bedford. Après les peintres comme André Masson, Moïse Kisling, Rudolf Levy, Walter Bondy, des auteurs allemands et autrichiens viennent chercher refuge, notamment après 1933, à l’ombre de la tour médiévale qui constitue le noyau historique de Sanary-sur-Mer. Avec des noms prestigieux – Thomas Mann, Bertolt Brecht, Lion Feuchtwanger, Franz Werfel, Alma Mahler-Werfel, Franz Hessel… – Sanary se transforme pour un temps en «capitale de la littérature allemande en exil», selon l’expression de Ludwig Marcuse, qui écrit à propos de ce lieu symbolique de l’exil devenu sa patrie d’adoption: «Tout revêtait la couleur bleu azur, excepté notre âme. Nous étions au paradis, mais par contrainte et nécessité.» Amer azur est un retour sur les artistes et les œuvres qui ont fait la légende du Petit Littoral.
Manfred Flügge est l’auteur du Tourbillon de la vie. La véritable histoire de Jules et Jim (Albin Michel), ainsi que plusieurs biographies de Beaumarchais, Schliemann et Heinrich Mann. Il a écrit aussi pour le théâtre (Asile d’Azur?; L’Allemand sans peine), pièces créées à Sanary. Il vit à Berlin et à Paris.