Une Allemagne contre Hitler
Préface d’Alfred Grosser
pour l’édition française
Dans le numéro d’avril 1953 d’Allemagne, bulletin d’information de notre Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, un assez long compte rendu était consacré au livre de Günther Weisenborn qui venait de paraître chez Rowohlt avec une préface du pasteur Martin Niemöller. J’y recommandais chaleureusement ce «volume essentiel pour qui veut comprendre et le régime hitlérien et ses adversaires». Encore, en 1960, dans la bibliographie de mon ouvrage Die Bonner Demokratie, version mise à jour et élargie de La Démocratie de Bonn, je relevais que Der lautlose Anfstand demeurait la présentation la plus complète de la résistance allemande.
Au cours des quarante années suivantes, les publications se sont multipliées, traitant d’aspects partiels ou tentant des bilans. Ici, les noms qui dominent sont ceux de Peter Hoffmann, de Hans Mommsen – dont le volume en quelque sorte récapitulatif Alternative zu Hitler. Studien zur Geschichte des deutschen Widerstandes, vient de paraître chez Beck à Munich, et celui du professeur néerlandais Ger Van Roon, dont le petit volume mis à jour en 1994, Widerstand im Dritten Reich (Beck’sche Reihe, Munich), constitue sans doute la meilleure et la plus accessible des mises au point de la recherche.
Pourquoi alors traduire et publier Weisenborn? Parce que, malheureusement, malgré le demi-siècle écoulé, il prendra encore bien des lecteurs français à rebrousse-poil, surtout s’ils ont cru aux constructions intellectuelles d’un Daniel Goldhagen dont la méthode a été définitivement démontée par Ruth Bettina Birn et Norman Finkelstein (La Thèse de Goldhagen et la Vérité historique, Albin Michel, Paris, 1999). Non, tous les Allemands n’ont pas aveuglément suivi Hitler. Oui, il y a eu des oppositions, des résistances allemandes. Pendant longtemps, cette réalité a été occultée, a été niée hors d’Allemagne et notamment en France. La première raison a déjà été signalée par Weisenborn: les Alliés ont tout fait, pendant la guerre et au lendemain de la défaite allemande, pour qu’Hitler apparaisse comme l’incarnation de la totalité de la communauté allemande. Le refus de prendre connaissance des messages de la résistance allemande et l’exigence de la capitulation sans conditions, puis la prise en charge complète de la souveraineté allemande par les vainqueurs supposaient la non-existence d’une autre Allemagne, d’une Allemagne autre.
Que de chemin parcouru depuis cette négation jusqu’à la présentation, en 1955, grâce aux efforts de Christine Levisse-Touzé, de l’exposition Des Allemands contre le nazisme au Mémorial du maréchal Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris/musée Jean Moulin! Pourtant, il eût suffi, dès 1946, de prendre conscience de ce que signifiait le début du «Préambule» de la nouvelle constitution, ce préambule qui a gardé valeur et portée sous la Ve République et est même devenu, avec la Déclaration de 1789, la charte de référence du Conseil constitutionnel: «Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine…» Pourquoi les régimes et non les peuples ou les nations ? C’est que les résistants qui ont écrit la constitution savaient deux choses. D’une part, des milliers de Français avaient, directement ou indirectement, servi Hitler. De l’autre, des milliers d’Allemands s’étaient opposés à Hitler et en avaient été cruellement punis. Quand les premiers déportés français sont arrivés à Dachau ou à Buchenwald, ils y ont découvert les détenus allemands ou, plus exactement, les survivants des détenus dont les premiers avaient été enfermés dès 1933.
La découverte que la réalité allemande avait été plus complexe qu’on n’avait voulu le croire a été aussi facilitée et accélérée par une vision plus différenciée et mieux informée de la réalité française. Y compris les acceptations, les soumissions, les complicités quand les Juifs ont été éliminés des universités, des professions juridiques, de la haute administration, du corps médical. Et on a fini par prendre conscience de terribles complicités. Ainsi, pour les conséquences du honteux article 19 de l’armistice de 1940, par lequel le gouvernement français s’engageait à livrer à Hitler les réfugiés politiques. Une des raisons des dissensions entre socialistes français et allemands dans l’après-guerre est que deux des grandes figures du SPD, Rudolf Breitscheid et Rudolf Hilferding, après avoir été assignés à résidence à Arles, avaient été livrés à la Gestapo en février 1941. L’un est mort à Buchenwald, l’autre à la prison de la Santé à Paris. Il a fallu attendre Jacques Chirac et Lionel Jospin pour que la France assume la responsabilité des actions et des omissions commises au nom de la France par Vichy. Comme on a toujours exigé de la République fédérale d’Allemagne qu’elle prenne en charge le passé hitlérien.
Il n’en reste pas moins vrai que la France résistante a été plus nombreuse, plus forte que l’ensemble des oppositions actives allemandes. Parmi les raisons de cette différence, deux devaient et pouvaient être mises en évidence dès la fin de la guerre. Je m’y étais efforcé en particulier dans mon premier livre L’Allemagne de l’Occident (1945-1952), paru au début de 1953. En premier lieu, à organiser une opposition efficace était à peu près impossible dans le cadre du régime policier que Heinrich Himmler allait porter à sa perfection. «Chaque Allemand pouvait, à juste titre, se sentir épié, surveillé, menacé. Toute parole imprudente, tout geste individuel suspect […] risquaient fort d’être immédiatement dénoncés soit par un policier, soit par un Spitzel (mouchard), soit par un fanatique du régime, fût-il votre propre fils…» La guerre venue, accueillie en Allemagne sans enthousiasme, comme le déploraient les rapports de la Gestapo, « les conditions morales dans lesquelles opérait l’opposition allemande se trouvèrent transformées… Alors que la résistance, dans les pays attaqués était à la fois idéologique et nationale, elle prenait en Allemagne l’aspect de la trahison… Des cas de conscience vraiment tragiques se sont posés à bien des officiers et soldats. L’extraordinaire succès qu’a connu après la guerre le drame de Carl Zuckmayer, Le Général du diable, en témoigne. Dans cette pièce, un officier d’aviation sabote les avions dont il a la charge. Il fait ainsi périr ses meilleurs camarades et hâte la défaite de son pays – mais aussi la disparition d’un régime détestable, aussi nuisible à l’Allemagne qu’au reste du monde. Avait-il raison ? Beaucoup plus tard, en 1986, l’ancien chancelier Helmut Schmidt, dans son discours d’adieu au parlement, rappela combien, comme jeune officier, il s’était senti schizophrène, combattant pour Hitler le jour et souhaitant sa défaite la nuit. Le résistant français souhaitait à la fois l’effondrement du nazisme et la victoire de la France.
Mais la guerre n’a pas commencé en 1933 et Weisenborn ne fait pas mystère des faiblesses et des défaillances. Simplement, il montre, ce qui était utile en 1953 et le reste, hélas, en l’an 2000, qu’il ne faut pas réduire la résistance allemande d’une part aux «purs» incontestables qu’ont été Hans et Sophie Scholl, autrement dit le groupe de la Rose blanche, d’autre part les conjurés de l’attentat du 20 juillet 1944, dont on sait encore mieux aujourd’hui l’énorme variété dans les visées et dans les idéologies, depuis les socialistes ou syndicalistes aspirant à la démocratie, jusqu’aux militaires désireux simplement d’arrêter à temps une guerre perdue et jusqu’aux conservateurs souhaitant certes, la disparition du Führer, mais rêvant d’une Allemagne corporatiste et à bien des égards réactionnaire.
Les capitulations de 1933 furent multiples. Celle du Reichstag fut la plus spectaculaire. Les élections du 5 mars, pourtant déjà organisées dans la terreur, n’avaient pas donné la majorité absolue au parti de Hitler, ni la majorité des deux tiers à la coalition qu’il formait avec les nationaux-allemands d’Alfred Hugenberg. Nécessaire pour toute modification constitutionnelle, il l’obtint aisément le 23 mars. Le Ermächtigungsgesetz, la loi votée ce jour-là, lui donnait même le pouvoir de ne pas appliquer la Constitution, y compris dans ses articles garantissant les droits civiques et politiques, et de légiférer sans vote parlementaire. Cette abdication totale (encore plus complète que celle consentie par l’Assemblée nationale réunie à Vichy le 9 juillet 1940), fut approuvée par tous les groupes parlementaires, à l’exception du groupe socialiste, en l’absence des communistes auxquels on avait déjà interdit de siéger. Otto Wels, sous les huées, dit non «au nom des principes d’humanité et de justice, de la liberté et du socialisme». Hitler obtint ensuite que chacun s’humilie avant de disparaître à son tour. Ainsi, l’ADGB, la puissante centrale syndicale, acceptant de défiler le 1er mai, devenu «jour du travail national», les maisons syndicales se trouvant occupées par les SA et les chefs syndicalistes arrêtés dès le lendemain.
Il faut s’arrêter sur le cas des Églises parce qu’il n’a pas cessé d’être en débat depuis 1945. Du côté protestant, on a tendance à oublier notamment le terrible sermon du superintendant (évêque) Otto Dibelius, futur chef de l’Union des Églises protestantes dans l’après-guerre, prononcé à Berlin le 21 mars 1933, «jour du soulèvement national». Il y appelait le pouvoir à frapper les opposants, comme Luther avait appelé les princes à frapper les paysans révoltés. Du côté catholique, le débat rétrospectif devrait être clos depuis 1975, lorsque les évêques, dans leur réunion de Fulda, ont proclamé que l’Église allemande avait failli en tant qu’institution, idée reprise par les évêques français en 1995 et les évêques suisses en avril 2000. Les évêques allemands précisaient bien qu’il y avait eu des individus et des groupes héroïques, mais que l’Église institutionnelle ne les avait pas suivis. Au contraire, un texte du Vatican, en 1998 encore, donnait l’exemple des martyrs pour prouver que l’Église avait été résistante. Même le pape, lors de son voyage à Jérusalem, a parlé des fautes de catholiques plutôt que d’une responsabilité de l’institution.
Il est vrai que les prêtres tués dans les camps ont été nombreux et que le comportement des pères Lichtenberg ou Delp fut exemplaire. Et Weisenborn ne pouvait connaître tous les comportements héroïques puisque, aujourd’hui encore, on ne les connaît pas tous. Qui connaissait le sergent de police Anton Schmid avant le 8 mai 2000, lorsque Rudolf Scharping débaptisa la caserne de la Bundeswehr à Rendsburg pour lui donner le nom d’un homme qui avait sauvé deux cent cinquante Juifs? Jusqu’alors la caserne portait le nom du général Rüdel qui avait vaillamment combattu pendant deux guerres, mais dont on avait omis de voir qu’en 1945 encore il avait siégé dans une cour militaire condamnant à mort des résistants.
La plus belle réponse au «on ne pouvait rien faire» avait sans doute été fournie par «les épouses de la Rosenstrasse», de la rue des Roses à Berlin. Les épouses «aryennes», de maris juifs avaient hurlé devant l’immeuble de la Gestapo jusqu’à ce que ceux-ci fussent libérés. Et, chose étonnante, ils le furent – alors que, logiquement, les épouses eussent dû être arrêtées et déportées. Elles ne sont vraiment pas concernées par les passages les plus percutants du grand discours prononcé par le président de la République Walter Scheel, à l’occasion du trentième anniversaire de la capitulation. Ce discours, courageux et clair, allait sans doute encore plus loin que celui de Richard von Weizsäcker dix ans plus tard. Après avoir rappelé que le 8 mai avait signifié à la fois une catastrophe allemande et une libération des Allemands et évoqué les millions de victimes juives, soviétiques, polonaises, il posait la question: Pourquoi tout cela est-il arrivé? «Hitler voulait la guerre, sa vie n’avait pas d’autre finalité que la guerre. Il a transformé notre pays en une immense machine de guerre et chacun de nous en était un petit rouage. On pouvait s’en rendre compte. Mais nous avons fermé les oreilles et les yeux, en espérant qu’il pourrait en être autrement.» Il énumérait ensuite les immenses pertes allemandes, les villes détruites, les expulsions par millions, la division imposée à l’Allemagne pour ajouter: «Voilà les conséquences. Nous aurons encore longtemps à les subir. Mais la tragédie allemande a commencé en 1933, pas en 1945.»
La lecture du livre de Weisenborn devrait être éclairée par la connaissance du rôle que la double mémoire du nazisme et de la résistance au nazisme ne cesse de jouer dans la République fédérale d’Allemagne, y compris depuis son extension au territoire de l’ancienne RDA. Lorsque, le 5 janvier 1995, le ministre de la Défense, Volker Rühe, a inauguré la première caserne de la Bundeswehr à Berlin (aucun soldat allemand ne pouvait y stationner avant la fin du système à Quatre), il lui a donné le nom de Julius Leber, député socialiste, maître spirituel de Willy Brandt, une première fois bastonné en 1933, finalement exécuté comme «comploteur du 20 juillet». Dans son discours, il a souligné que le fondement moral de la Bundeswehr devait être l’esprit de la résistance à Hitler. Lorsque Joschka Fischer est devenu ministre des Affaires étrangères en 1998, il a souligné, dans sa première grande interview, que le gouvernement se fondait sur une double résistance, celle au national-socialisme et celle à l’État SED, c’est-à-dire la dictature communiste. Il rappelait ainsi un fait essentiel qui demeure incompréhensible pour bien des Français, notamment pour Jean-Pierre Chevènement: la République fédérale, notre partenaire, n’a pas été édifiée sur l’idée de nation, mais sur une éthique politique, celle du double rejet du nazisme dans le passé et du communisme dans le voisinage. Avec non pas l’idée d’une culpabilité collective, mais celle d’une prise en charge du passé, d’un rappel constant des défaillances d’hier pour éviter de nouvelles défaillances demain. Si Rudolf Scharping a adressé un ordre du jour à l’armée le 27 janvier 1999 pour justifier la présence allemande au Kosovo, c’est que ce jour-là était une journée nationale du souvenir, instituée en 1995 par le président de la République Roman Herzog pour le cinquantenaire de la libération du camp d’Auschwitz. Les soldats allemands sont au Kosovo au nom du «plus jamais ça !» – même si la formule a été tournée en dérision par l’abstention générale face à la Russie massacrant en Tchétchénie.
Dans les années cinquante, soixante, soixante-dix et quatre-vingt, le passé a donné à des générations successives de jeunes Allemands l’idée d’un «ohne mich», d’un «sans moi» correspondant à un refus de toute participation à la mort collective infligée à un autre groupe humain. Depuis la fin de la décennie quatre-vingt-dix, la grande majorité des Allemands, même chez les jeunes, semble davantage en accord avec ce que Hans Scholl écrivait à un ami en octobre 1941, peu de temps avant son arrestation, puis son exécution: « Je ne peux pas rester à l’écart, hors du jeu (abseits stehen), parce que, pour moi, il n’y a pas de bonheur hors du jeu, parce qu’il n’y a pas de bonheur sans Vérité.»
Sans les opposants et résistants inventoriés par Weisenborn, l’Allemagne d’aujourd’hui serait autre.
Alfred Grosser
Préface de Günther Weisenborn
pour l’édition allemande 1
Il y a dix ans que le présent ouvrage est paru pour la première fois en allemand et dans d’autres langues. Il a reçu presque partout un écho favorable. La presse internationale n’a pas manqué de relever que ce travail méritait d’être salué comme il convient, et ce compte rendu sur la Résistance a largement contribué à améliorer la réputation du peuple allemand à l’étranger.
Cette édition en format de poche permet d’en proposer pour la première fois le texte au grand public. Mais les nécessités techniques liées à ce format nous ont contraints d’opérer une série de coupures; elles ont été faites avec une grande prudence. Aucun compte rendu de faits n’a été écarté, mais en revanche, à plusieurs reprises, nous avons supprimé des considérations annexes. L’équilibre du livre n’en a pas été affecté. On a procédé à de petites corrections factuelles et l’on a adjoint à l’ensemble un index des noms ainsi qu’une bibliographie 2, grâce à la participation de la maison d’édition.
Dans les dix dernières années, le monde a été fondamentalement transformé. Mais la Résistance allemande n’a toujours pas reçu l’hommage que l’histoire lui doit. Le public ouest-allemand s’est toujours contenté de la célébration du souvenir de la conjuration du 20 juillet (il arrive également que l’on commémore la mémoire de Hans et Sophie Scholl). Mais l’ampleur et l’importance de toute la Résistance sont jusqu’à maintenant peu connues, voire ignorées du public.
On trouvera ici un travail pour les générations futures qui s’interrogeront sur les sources, les explications, les comportements et le combat mené pour les droits de l’homme durant cette période, et qui se demanderont où se trouvait le courage à cette époque en Allemagne. Il n’y a rien de plus grand au monde que le combat de la raison lumineuse contre la force aveugle. C’est le combat que l’homme mènera toujours jusqu’à ce que la raison l’emporte sur la violence. C’est seulement à ce moment que le «Dieu des armes», qui continue de faire rage partout, sera chassé à jamais. Cet ouvrage rend compte de ces hommes qui, durant tant d’années, et sans armes, sont tombés pour que la paix revienne, alors que la guerre ne cessait d’exercer ses ravages.
Les jeunes gens qui liront ce livre comprendront que les plus belles célébrations ne suffisent pas, lorsque les organisateurs de ces cérémonies taisent l’essentiel. Il est en effet plus important de savoir que de célébrer.
Et c’est à ce savoir que s’attache ce livre.
Günther Weisenborn
Nota bene: Les documents présentés ici peuvent être consultés aux archives Walter Hammer de Hambourg, Veerstücken 9; celles-ci se sont donné pour tâche de rassembler tous les documents sur la Résistance. On pourra y faire parvenir tous compléments et témoignages.
Ricarda Huch
Appel?1
Au milieu de nous surgirent des hommes pervers, brutaux et sans conscience, qui déshonorèrent l’Allemagne et amenèrent sa ruine. Ils écrasèrent le peuple allemand en faisant régner une terreur si habilement organisée que seules des âmes héroïques purent avoir l’audace de projeter son renversement.
Des hommes de cette trempe furent nombreux parmi nous.
Il ne leur appartenait pas de sauver l’Allemagne; il ne leur fut permis que de mourir pour elle; la chance n’était pas avec eux, mais avec Hitler. Ils ne moururent pourtant pas en vain. Comme nous avons besoin d’air pour respirer, de lumière pour voir, ainsi avons-nous besoin d’êtres nobles pour vivre. Ils sont l’élément grâce auquel l’esprit peut grandir et le cœur se purifier. Ils nous arrachent à la fange du quotidien; ils sont la flamme qui pousse à combattre le mal; ils alimentent en nous cette foi dans la part divine de l’être humain. Se souvenir de ceux qui laissèrent leur vie en combattant le national-socialisme, c’est accomplir un devoir de reconnaissance, mais, en même temps, c’est à nous-mêmes que nous faisons du bien, car en nous souvenant d’eux, nous nous élevons au-dessus de notre malheur.
Les nationaux-socialistes firent en sorte que les Allemands soient artificiellement coupés les uns des autres, si bien que tous nos martyrs ne nous sont pas forcément connus, et que ceux que l’on connaît ne le sont guère que de nom. Je me suis donné pour tâche de raconter la vie de ces gens qui moururent pour nous et de rassembler ces récits en un livre-souvenir afin que le peuple allemand ait sous la main un trésor qui soit, dans la misère qu’il traverse, une ultime richesse. Dans ce but, j’ai besoin de l’aide de nombreuses personnes, et c’est à elles que j’adresse ici ma demande. En premier lieu, je demande aux parents et aux amis de me fournir des renseignements sur les personnes exécutées, si possible à travers des déclarations directes de celles-ci, lettres et journaux intimes; on pourra cependant fournir également des témoignages ou de simples informations qui pourront nous aider à retracer leur vie. Mais en dehors des parents et des amis, il existe peut-être aussi des gens qui ont été en contact avec les victimes et qui sont susceptibles d’apporter sur elles des témoignages ou de simples impressions; que ceux-là aussi soient remerciés pour leurs informations. Je tiens tout particulièrement à recevoir des photos afin de les joindre aux notices biographiques. Je donne l’assurance que tout ce qui me parviendra sera accueilli et conservé avec l’amour et le respect que j’éprouve envers ces morts qui sont les nôtres…
Parmi ceux qui conspirèrent contre Hitler, tous ne tombèrent pas au combat, quelques-uns échappèrent à la mort. Ce n’est pas parce qu’ils eurent plus de chance qu’ils sont moins importants, et j’aimerais les célébrer tout autant que les morts; mais il convient, me semble-t-il, de déposer d’abord des couronnes sur les tombes.
Voici une série de noms de personnes exécutées: Hans et Sophie Scholl, le professeur Huber, le général en chef Beck, Dietrich Bonhoeffer, le père jésuite Delp, Paul von Hase, von Hassell, Harnack et sa femme, Ernst von Harnack, le docteur Haubach, Harro Schulze-Boysen, Adam Kuckhoff, Wilhelm Leuschner, le docteur Leber, le comte Moltke, le professeur Reichwein, Rüdiger Schleicher, le conseiller d’État Schwamb, von Witzleben, le comte Stauffenberg, Elisabeth von Thadden, le comte Yorck, Goerdeler…
Martin Niemöller
L’héritage de la résistance allemande
Quel que soit le regard que l’on porte sur la Résistance, il faut bien avouer que les Allemands se heurtent à de graves interrogations lorsqu’ils doivent prendre position sur ce sujet. Et l’on aura du mal à utiliser, comme on le fait souvent, ces fameux scrupules allemands qui permettent de contourner la difficulté en la transformant en problème.
Notre Résistance fut un problème. Nous voulons dire qu’elle fut une question authentique à laquelle on ne pouvait apporter de réponse superficielle, mais qui exigeait un débat intérieur, une souffrance, alors que pour la résistance des pays occupés pendant la guerre, on obéissait à une consigne qui, au fond, était une évidence. Le maquisard français restait fidèle à lui-même et nourrissait l’espoir d’une victoire finale de son peuple aux côtés de ses alliés. Mais l’homme de la résistance allemande qui voulait rester fidèle à lui-même ne pouvait pas vouloir de la même manière la victoire de son peuple. Le résistant allemand n’est pas un héros national; on le plaçait, à l’époque de ses activités, dans la catégorie des traîtres à la patrie et il était coupable de haute trahison.
Et les scènes qui se sont déroulées devant le Tribunal du Peuple
ne font malheureusement que souligner la profondeur de cette contradiction.
Il n’y avait qu’une seule possibilité de conserver son honneur, c’était précisément d’être prêt à subir tous les déshonneurs. C’était le seul choix possible pour demeurer à la fois fidèle à soi-même et à son pays; il fallait choisir la voie de cette honte et la suivre consciemment, s’enfoncer graduellement dans un choix toujours plus douloureux… jusqu’à la fin amère.
Il n’y eut au fond chez nous d’autre résistance que celle qui prend sa source dans la foi; il s’agissait alors de cette résistance qui obéit à un ordre de la conscience, et cet ordre, qui ne nous est imposé ni de l’extérieur ni de nous-mêmes, ne peut être étouffé qu’au prix de l’infidélité et du reniement. C’est pourtant ce sens du devoir qui a créé entre les hommes des groupes les plus variés de la Résistance cette compréhension et cette authentique communauté que nous voulons préserver comme la meilleur part de ces années, et qu’il nous appartient de renforcer. Car c’est là que s’est réalisée la communauté du peuple dont on se réclamait. Et c’est là que nous avons appris cette solidarité, cet engagement qui ne peuvent plus être récupérés par des slogans, des préjugés ou des programmes, parce qu’il ne nous appartient pas d’en disposer à notre gré. On a tenté de régler le problème en parlant de haute trahison ou de trahison envers la patrie; il ne s’agit bien évidemment en aucune manière de trahison: c’est au contraire une fidélité qui respecte le passé, mais qui, loin de se crisper sur un conservatisme de mauvais aloi, demeure consciente que le présent engage pour l’avenir.
C’est une pitié, et sans doute une fatalité, de constater que l’opinion publique ne cesse aujourd’hui encore d’être largement déterminée et influencée par la propagande et ses slogans. Pourtant, avant d’inventer une nouvelle « légende du coup de poignard » et d’en finir avec la Résistance en évoquant la haute trahison, nous devrions plutôt considérer de plus près les hommes et les femmes de cette Résistance, et lorsque nous les aurons bien regardés en face, on verra alors s’effondrer rapidement et disparaître à jamais légendes et phrases creuses. Et les résistants, qu’ils soient socialistes ou conservateurs, prolétaires ou intellectuels, militaires ou civils, chrétiens ou non chrétiens, nous montreront, si l’on consent à les étudier de près, que dans cette Résistance, ce n’est pas la trahison, mais la fidélité qui s’est manifestée, fidélité durement payée et défendue dans la souffrance.
Les victimes de la Résistance ne pourront pas être oubliées si facilement, car elles nous ont montré la voie, une voie certes étroite, mais qui était la seule possible. À travers le champ de ruines d’une époque en déshérence, elle nous conduit vers la liberté, et c’est à partir de là que les hommes de notre génération pourront repartir d’un bon pied pour construire une nouvelle société; alors s’ouvrira devant nous l’espace nécessaire au redéploiement de la dignité humaine et du sens des responsabilités.
La résistance allemande qui, en soi, a constitué une foi et une espérance hors de toute raison et de tout bon sens, a été pour un nombre considérable d’hommes, hantés par la souffrance et le doute, une source d’espoir et de confiance, dévoilant clairement ce seul principe: même à notre époque, il y a toujours des hommes qui sont prêts à payer le prix fort pour ne pas abandonner à la trahison leur humanité et celle de leurs frères.
Ce n’est sans doute pas un hasard, si, malgré ses échecs apparents (car tout bien considéré, il ne s’agissait pas de l’emporter mais surtout de témoigner), la résistance allemande a trouvé un écho auprès des autres peuples de la Terre. Elle n’a certes pas été comprise ailleurs, mais certains signes nous indiquent qu’instinctivement, dans tous les pays, on devine la menace fondamentale devant laquelle se trouve l’humanité. Cette menace n’est pas tant celle qui est dirigée contre notre intégrité physique, par la bombe atomique, par exemple, ou d’autres moyens de destruction de masse, mais plutôt la dégradation et l’agonie de la force du cœur qui est souvent disposée à renoncer et à capituler devant ce qu’elle estime être inéluctable.
Il n’est pourtant pas trop tard; tous les fondements n’ont pas encore été détruits. Nous allons une nouvelle fois reprendre le combat – car seul le courage peut forcer le destin: il le porte sans trembler à travers les échecs et la honte, dans la foi en une mission qui ne renonce jamais, dans la fidélité et le sens du devoir. Et c’est cela qui constitue l’héritage de la résistance allemande.
Moins nombreux qu’en France, écrasés par un règne de terreur absolu, des hommes et des femmes de tous les âges se sont levés contre la folle entreprise de leur dirigeants.Simples soldats et officiers, ouvriers et écrivains, prêtres et pasteurs, ils furent des dizaines de milliers à refuser la désastreuse dictature. C’est aussi grâce à leur sacrifice qu’une autre Allemagne a pu renaître à la démocratie dans le concert des nations européennes.
Dramaturge et romancier, né en 1902, mort en 1969, Günther Weisenborn a fait des études de médecine et de littérature.Corédacteur avec Bertolt Brecht de la célèbre pièce, La Mère, inspirée de Gorki, il doit émigrer en Argentine en 1933, son œuvre étant mise à l’index par Goebbels. De retour en Allemagne, il participe à un groupe de résistants au nazisme.Arrêté en 1942, condamné à plusieurs années de prison, il est libéré en 1945 par les troupes soviétiques.
«La résistance allemande au nazisme est encore largement ignorée en France et ce livre constitue, en plus d’un témoignage de première main d’un ancien opposant à Hitler, une très bonne introduction générale au sujet.»
L’Histoire