Pierres blanches

Pierres blanches

Problèmes du personnalisme
Paru le 11 octobre 2007
ISBN : 978-286645-657-3
Livre en librairie au prix de 9.90 €
288 pages
Collection : Le Félin Poche
Thèmes : Philosophie
Préface

Paul-Louis Landsberg
Personnalisme et mystique




« L’histoire ne fait pas de pauses. Jamais on ne peut se mettre en dehors du jeu. »
P.-L. Landsberg.

On connaît les principaux thèmes de la littérature personnaliste consacrée à P.L.?Landsberg. Après avoir insisté sur l’influence exercée par ce dernier sur la pensée d’Emmanuel Mounier, mis en lumière sa notion d’engagement qui fut à l’origine d’une évolution décisive du personnalisme, elle rappelle que Landsberg fut confronté en Allemagne à la montée du nazisme et au franquisme en Espagne. Ce qui revient à comprendre une pensée de l’événement par l’engagement de son auteur et à mettre l’accent sur la vigilance politique de Landsberg essentiellement vis-à-vis du munichisme ambiant qui ne fut pas sans répercussions à Esprit…?De Landsberg, dont Paul Ricœur, qui ne se perd généralement pas en jugement hâtifs, a pu écrire qu’«?il tient à l’histoire intérieure et à la pensée du Mouvement Esprit presque autant qu’Emmanuel Mounier1?», on ne sait pas beaucoup plus, et rares sont les textes (à l’exception des deux préfaces de Jean Lacroix) qui aient saisi la spiritualité profonde du personnalisme de Landsberg. Il faut d’ailleurs constater qu’aucune étude sérieuse ne lui a été consacrée jusqu’à maintenant.
On ne devrait donc pas être tellement surpris que l’intérêt récent manifesté envers Landsberg tienne à ses liens – pourtant ténus et ambigus – avec ce qu’il est convenu d’appeler l’École de Francfort1. N’y a-t-il pas là une indication de lecture???La pensée de Landsberg est peu cartésienne, plus «?germanique?» que «?française?», Jean Lacroix l’a souvent souligné, et mieux vaudrait partir des thèmes propres et spécifiques de Landsberg afin de découvrir «?son?» personnalisme, plutôt que de présenter celui-ci comme une variante étrange de la philosophie personnaliste française.


Politique/esthétique

S’il est donc possible d’évaluer le rôle de Landsberg au sein du mouvement personnaliste auquel il apporta «?ce qui lui manquait à ses débuts?: la notion de sujet historique et de ses limites2?», bien qu’aucune recherche sérieuse ne semble avoir été engagée sur les nombreux travaux de Landsberg, il est beaucoup moins facile de situer ses rapports avec l’École de Francfort. Dans son histoire de l’École, Martin Jay insiste sur l’influence que Landsberg était susceptible d’exercer?: «?Paul-Louis Landsberg, un philosophe en qui les membres de l’Institut plaçaient les plus grands espoirs, brutalement anéantis ultérieurement par sa mort aux mains des nazis, écrivit sur l’idéologie raciste et la pseudo-science1.?» Sur ce sujet, il publia en effet en 1933 un article («?Rassenideologie und Rassenwissenschaft?») dans la Zeitschrift de l’Institut. Il n’en reste pas moins difficile de préciser son influence effective?: quel travail avait-il engagé avec les membres de l’annexe parisienne de l’Institut2, Raymond Aron, Georges Friedmann, Walter Benjamin, qu’il fréquenta après avoir quitté l’Espagne, au moment de l’éclatement de la guerre civile???Intervint-il comme «?médiateur?» entre Esprit et l’Institut?? Sa connaissance des travaux de l’École devait-elle avoir un retentissement sur Esprit et Mounier???À l’inverse, ses rapports avec les groupes Esprit devaient-ils transparaître dans les recherches de l’École??
Si, dans l’état de nos connaissances, ces questions demeurent justifiées, puisque Landsberg se situait effectivement à la «?jonction?» de l’École et d’Esprit3, il ne faudrait cependant pas surestimer les liens hypothétiques qui auraient pu se nouer entre les deux courants intellectuels. Il semble plutôt que la rigueur, la force et la cohérence de pensée de Landsberg lui ont permis de travailler en plusieurs endroits sans qu’on puisse le réduire pour autant à un simple rôle de médiateur entre ces différents lieux?: sa biographie1 explique d’ailleurs ce nomadisme intellectuel qui n’avait rien d’un éclectisme et que les circonstances lui ont imposé. La pensée de Landsberg était très personnelle et originale?; à ce titre elle pouvait se confronter à d’autres, sinon les influencer. Raymond Aron2 se souvient d’une discussion où Max Horkheimer lui disait que Landsberg et lui-même avaient approfondi leur pensée dans une logique propre?: lui, Horkheimer, en approfondissant son marxisme dans le cadre d’une théorie de la connaissance, et Landsberg en approndissant son christianisme dans le cadre d’une pensée existentielle et d’une réflexion sur l’engagement. De plus, les réflexions de Landsberg pouvaient intéresser Horkheimer car elles actualisaient les réflexions «?existentielles?» du jeune Marx, dont la connaissance était à l’époque très limitée, si l’on excepte les travaux de Korsch et ceux de Lukacs?: s’interrogeant sur la condition de l’homme en régime capitaliste en fonction d’un existentialisme aux fortes résonances religieuses, Landsberg rencontrait une piste essentielle de l’École qui s’intéressait à la condition de l’homme moderne en régime capitaliste à la lumière d’une analyse socio-économique. D’ailleurs, Horkheimer et Landsberg étaient liés par une amitié profonde qui datait, d’après Raymon Aron, de leurs années d’étude (en fait Horkheimer était de six ans l’aîné).
On ne manquera pas, à ce propos, d’observer de curieuses et fascinantes ressemblances entre Landsberg et Walter Benjamin. La biographie est sensiblement proche, l’itinéraire de ces deux «?personnes déplacées?» les amène à franchir des frontières communes?; l’un et l’autre se heurtent à l’expérience du suicide et meurent durant la Deuxième Guerre mondiale. Hommes défigurés par «?les guerres du xxe?siècle?» (Patocka), ils mettent en rapport une méditation sur le langage et leur expérience présente l’histoire des «?sombres temps?» (H. Arendt)?; de même qu’ils se passionnent pour diverses traditions mystiques.
Cependant Landsberg ne rédige pas, comme Benjamin, des thèses sur la philosophie de l’Histoire, il élabore une philosophie personnaliste de la guerre et de la paix et rédige juste avant sa mort un ouvrage sur Machiavel, dont aucun des trois manuscrits n’a été retrouvé. Réfléchir sur la guerre et la paix, cela revient pour Landsberg à refuser tout discours idéaliste de la paix, à rejeter le pacifisme dont est victime l’avant-guerre?; cela consiste finalement à resituer l’action politique en rapport à la violence de l’histoire, à la «?guerre réelle?», aux fascismes. Ainsi se démarque-t-il d’une philosophie politique qui aurait la prétention de transposer dans un futur utopique ou dans une téléologie les conflits du temps. À relire les pages sévères sur le pacifisme d’avant-guerre, on est surpris de leurs résonances très contemporaines…
«?Ainsi, aujourd’hui, il peut ne pas paraître vrai que l’alliance des fascismes menace d’esclavage les peuples d’Europe, et que les peuples encore libres aient besoin de toutes leurs forces pour se sauver. Ce sont des inventions malveillantes “des juifs et des francs-maçons” et les maux dont on souffre ont des raisons beaucoup moins réelles. La France, par exemple, n’a qu’à envoyer des ambassadeurs à Rome et à Burgos et tout rentrera dans l’ordre. Les grands enfants sont contents et permettent à leurs adversaires de préparer en toute tranquillité leur coup décisif. À la fin, le danger refoulé se vengera infailliblement. La folie de lâcheté devant le réel est une peste. Rien de plus commode que l’oubli. La Tchécoslovaquie, l’Espagne ne regardent que les Tchécoslovaques et les Espagnols. Les mensonges absurdes, par exemple, sur les méfaits des “rouges” en Espagne trouvent crédit chez ceux qui recherchent à tout prix des excuses à une absurde inaction. Dormons, mangeons, faisons nos affaires en paix?! Tous ces problèmes sont des inventions infâmes de gens qui, par ambition et méchanceté, par je ne sais quelle folie, veulent pousser le monde à la guerre?».
Une analyse aussi engagée, une pensée politique aussi concrète ne sont pas sans répercussions philosophiques. Reconnaître la guerre ne conduit pas à sombrer dans un réalisme de la guerre, dans un éloge abstrait de Polemos mais à penser la paix en rapport à la guerre et non comme fin de la guerre. «?Lorsqu’on adopte la perspective qui est la nôtre sur les nécessités tragiques de la situation actuelle, on doit s’inspirer d’un savoir clair sur le contenu de l’idée de paix. Nous arrivons donc à la tâche de préciser, d’une manière générale et purement philosophique, la notion de paix qui correspond à notre philosophie personnaliste. La paix, en ce sens, n’est pas la négation de la guerre, mais une idée essentiellement positive, idée jamais parfaitement réalisable dans l’histoire, mais dont les guerres ne sont que des négations?».
Là où le Mouvement Esprit tend plutôt à critiquer l’homme bourgeois, la société de masse, Landsberg s’en prend avec vigueur au pacifisme, au devenir-guerre de l’Europe1. Pour lui, le xxe siècle cultive les menaces de mort, tandis que l’Histoire avoue tragiquement sa finitude, tout comme l’être humain pour lequel le suicide se présente cruellement comme l’ultime possibilité existentielle2. La réflexion incroyablement dense de Landsberg sur le suicide n’est pas isolable du paysage des tranchées comme des hurlements d’une foule en «?servitude volontaire?», en proie au mensonge des fascismes…
Mais le politique ne saurait conduire inéluctablement à une réflexion existentielle?sur le suicide. À lire nombre des textes regroupés dans Pierres blanches, Problèmes du personnalisme on est surpris par l’intérêt – qui n’est pas secondaire – pour le langage, par l’importance des commentaires d’écrivains1. Si cette passion esthétique n’est pas aussi décisive que chez Benjamin, elle apparaît cependant indissociable de la réfléxion politique de Landsberg. Face à la défiguration, à la difformité du monde, il faut donner forme au langage, recréer les conditions de la parole et du récit. Comme la réflexion politique constate d’abord la dégradation des discours, la mort des langages humains, l’esthétique devra s’interroger sur les possibilités d’un langage non mensonger. Dans un très beau texte sur La métamorphose de Kafka, Landsberg observe «?littérairement?» la «?vermine?» politique. «?N’oublions pas que La métamorphose, étant donné la date de publication, paraît être le “livre de guerre” de Kafka. […] Quand on déclare “vermine”, dans une société donnée, n’importe quel groupe d’hommes caractérisés par une anomalie de goûts ou par une hérédité raciale ou sociale, il se trouve toujours une masse d’individus pour les considérer comme vermine, et une autre masse d’individus, appartenant au groupe méprisé, pour se concevoir et se comporter comme si elle était réellement transformée en vermine?».
Dans cette réflexion convergente sur l’esthétique et le politique, on peut déceler une différence majeure entre Landsberg et le personnalisme français. Ce dernier croit encore avant et après la guerre en un sens de l’histoire, tandis que Landsberg pense et écrit dans une histoire crevassée, secouée par la violence du nazisme et des fascismes, ce qui le conduit à s’interroger sur les formes de l’humanité et de l’histoire. L’esthétique est ici centrale, la réflexion sur le langage s’articule à la philosophie de la guerre et de la paix?; elles ne sont pas des simples pensées d’accompagnement… De plus, la réflexion sur la paix et «l’espérance?» de l’histoire aura tendance à se déplacer du politique vers le théologique. Le sens disparaissant de l’horizon historique, il resurgira dans les liens de l’homme à Dieu, dans une mystique…


Une mystique personnaliste

Ces premières considérations permettent peut-être de comprendre l’apparente étrangeté de P.L. Landsberg au langage d’Esprit. Si le rôle et l’influence de Landsberg apparaissent clairement à Esprit, il est significatif qu’il ne se réfère quasiment pas aux gens d’Esprit?: peu de citations, peu de confrontations1… Il donne 1’impression de réfléchir en solitaire, ce qui ne veut pas dire qu’il se tienne à distance du Mouvement. Une fois évoquée l’influence déterminante de Max Scheler dont il fut l’élève en Allemagne, on peut suggérer deux différences qui correspondent plus à des différences de ton qu’à des divergences fondamentales. Le personnalisme de Landsberg va se déplacer en effet entre une évocation fréquente, quasi obsessionnelle, de la fragilité humaine, de la vulnérabilité, de la corporéité de la personne et une méditation sur la transsubjectivité. Différences dans la mesure où le Mouvement Esprit met plutôt l’accent sur la structuration de la personne et se dirige apparemment vers une pensée de la communauté plus que de l’interpersonnalité, pour parler comme Landsberg.

Faiblesse?: De même que l’histoire tend à s’écrouler sous les obus, l’homme est comme tyrannisé, attaqué par ses propres pulsions, par sa sexualité, ses vertiges corporels. La personne de Landsberg est une personne «?à bras-le-corps?», elle risque toujours de succomber à la tentation avant de vouloir faire le bien. Plutôt que de décrire la personne «?communautaire?», Landsberg se débat avec une personne criblée de désirs et de faiblesses, avec l’homme des bas-fonds. «?Et ce n’est pas un hasard, écrit Jean Lacroix, si ses problèmes étaient ceux de la mort, du suicide, de la sexualité. Il me confia que l’expérience la plus marquante de son adolescence avait été celle des des bas-fonds de la grande ville, de la fascination d’une vie misérable et sexualisée, grouillante et élémentaire, qu’il ressentait directement comme des instincts en lui?».
De la même façon est-il intrigué par la bêtise. «?Landsberg voyait dans la sottise une puissance énorme et prodigieusement active?: “C’est le sens de l’inessentiel”, disait-il… » (id.) Mais tout comme on ne passe pas raisonnablement de la guerre à la paix, l’intelligence ne succède pas à la sottise par une dialectique miraculeuse. La pensée de Landsberg est peu dialectique, elle favorise mal une représentation ascendante de la personne. Celle-ci est brutalisée, secouée par sa propre histoire comme si elle se doutait que le bien risque toujours de se retourner contre lui-même et de finir «?mal?».

Transsubjectivité?: Qu’est-ce qui-rend possible l’idée même de personne, qu’est-ce qui fait que les personnes peuvent partager des valeurs transsubjectives?? Rien d’autre que cet Autre qui n’est pas nous mais sans lequel la personne tourne à vide. Rien d’autre que cet abîme, cette béance que Landsberg nomme Dieu. «?Tout contact spirituel authentique de deux personnes est déjà comme l’enfantement d’un tiers également singulier. Une telle interpénétration spirituelle pourrait être définie comme une personne interindividuelle, et elle contiendrait en germe tout l’empire des personnes.?» Dieu est le Tiers, l’illéité comme dirait Levinas, qui nous métamorphose en créateurs de la même façon qu’il nous interdit de croire à un achèvement du sens. C’est parce qu’il y a de la mort en nous qu’il nous faut devenir créateurs?: Dieu ne vient pas remembrer l’homme, il n’est qu’un aveu de ses faiblesses. La déi-formité est inconcevable sans la difformité humaine. «?La réalisation de la personne chrétienne, c’est l’accomplissement de cette nouvelle déi-formité.?»
Parallelement, la personne ne doit pas s’illusionner, elle ne saurait se lover sur elle-même ou bien aspirer à une communauté trop rêvée, à un espace utopique d’intersubjectivité. Comme les rapports interpersonnels exigent le respect de la «?personne interindividuelle?», on saisit que le personnalisme de Landsberg consiste moins en une réflexion «?communautaire?» qu’en une interrogation sur ce qui «?relie?» (religare) les personnes, sur l’inter-dit, sur ce qui nous «?retient?» à force de se dire entre nous tous1.
De même que la difformité fait écho à la déi-formité, les rapports interpersonnels sont indissociables de cette personne transsubjective. Ici, le personnalisme de Landsberg est inséparable de son travail sur Saint Augustin, de ses lectures des grands mystiques et de Pascal2. Peut-être y a-t-il là comme un paradoxe de la philosophie personnaliste, comme un drôle de destin alors qu’il est indéniable que la vague française du personnalisme tend à oublier ses origines chrétiennes, la pensée de Landsberg manifeste vigoureusement qu’une réflexion sur la personne correspond à un apprafondissement de la méditation chrétienne?: «?Le Verbe et la révélation d’un Dieu, personnel doivent être personnels, et en effet le Christ ne nous dit pas seulement qu’il les apporte, mais qu’il est “la Voie, la Vérité et la Vie”. En lui s’unissent la personnalité divine et la personnalité humaine?: il devient le nouvel Adam, qui rend possible une nouvelle conformité de l’homme à Dieu.?»
Cependant le personnalisme ne devient pas une théologie, une réflexion christologique?; Landsberg fait l’épreuve quasi mystique de cette personnalisation. Paul Ricœur avait indiqué le changement de style, le décalage entre l’Essai sur l’expérience de la mort (1937) et Le problème moral du suicide (1942). Si le premier se réfère distraitement à la figure du saint, le second en récite une expérience «?personnelle?»?: «?C’est pourquoi Le problème moral du suicide [...] est d’un grand prix [...]. Ce n’est plus un autre qui supporte le mouvement de la réflexion, comme dans l’Essai sur l’expérience de la mort?; ce n’est plus Saint Augustin ou Sainte Thérèse d’Avila?; c’est l’homme qui a fait ce geste?» (article cité).
L’œuvre de Landsberg met donc progressivement en rapport mort personnelle, mort de l’histoire avec une interrogation chrétienne qui le mène dans les parages de la mystique et de la sainteté. Contre la difformité de l’homme, pas de dialectique tranquille et ascensionnelle, un passage progressif de l’humain à lui-même, du moindre sens au Sens?: seule l’expérience «?cruciale?», radicale du saint, une ascèse... seule la figure de ce que Patocka appellera plus tard –en plein désert humain, dans la froidure de Prague – le sacrifié. Landsberg a saisi très tôt, très douloureusement que les guerres du xxe siècle obligeaient à une expérience «?spirituelle?» – qui en l’occurrence n’est pas le privilege du chrétien.
Le personnalisme de Landsberg n’est pas étranger à la Fable mystique1, puisqu’il avait saisi dans la vacuité de l’autre la face invisible du sujet, et dans la déi-formité l’aveu de ma difformité, de ma petitesse humaine.
« Notre langage […] n’est pas capable d’énoncer l’acte du doute.?» En rédigeant avant de mourir des «?Poèmes spirituels2?», Landsberg ne cherchait-il pas à inventer l’esthétique, le langage du doute?? Aussi bien sa réflexion n’a-t-elle pas varié, elle n’a fait que s’approfondir à la recherche d’une forme. C’est rare?!
«?Sur mon chemin sablonneux, je ne trouve pas de fleurs. De temps en temps j’y trouve de petites pierres blanches.?»
Olivier Mongin.

Introduction




Après avoir publié aux Éditions du Seuil l’Essai sur l’Expérience de la Mort de Paul-Louis Landsberg, et sa méditation sur le Suicide, nous réunissons maintenant en volume divers articles dont la plupart ont paru dans la revue Esprit. Il est trop tôt sans doute pour entreprendre une étude d’ensemble sur l’œuvre de Landsberg, et le rassemblement même de ses écrits est la première condition d’une telle étude?; mais peut-être appartient-il déjà à ceux qui l’ont intimement connu de dégager certains traits qui éclairent sa pensée.
En un temps où l’expression n’avait point été vulgarisée par «?les demi-penseurs et les snobs?», Landsberg était un penseur existentiel, c’est-à-dire qu’il habitait sa propre pensée. Il n’aimait guère l’existentialisme, mais il voulait atteindre ce qu’il y a d’existentiel par-delà toute doctrine chez saint Augustin et chez Pascal, chez Montaigne et chez Machiavel, chez Gœthe et chez Luther, chez Nietzsche et Kierkegaard aussi bien que chez Malebranche et même saint Thomas d’Aquin. Car la philosophie pour lui ne pouvait être un système, mais une sorte de réduplication de la vie, de l’existence. Aussi, contre la structure, réhabilitait-il l’événement comme source originaire de la réflexion, – l’événement intérieur, de nature psychologique ou morale, et l’événement extérieur, de nature politique, économique ou sociale. La sensibilité est notre présence au monde et par là même l’origine du penser?: par-delà l’entendement diviseur, le sentiment rejoint la raison. La philosophie était proprement pour lui la transformation par l’esprit de l’événement en expérience, l’acte de la recherche de la vérité qui transforme les événements de la vie en expérience avec l’aide de la pensée. Toute sa vie fut celle d’un existant.
La philosophie, ainsi, c’est l’expérience intégrale. Il y avait un aspect diurne et un aspect nocturne de la personnalité de Landsberg, une sorte de fond obscur et ténébreux d’où il conquérait sa pensée par un effort à la fois de lucidité intellectuelle et de courage moral. Landsberg ne pensait pas avec des idées claires, mais avec des idées éclaircies, – c’est-à-dire qu’il tirait sa pensée de lui-même comme d’une nébuleuse primitive. «?Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres?», a écrit Marcel Proust dans Le Temps retrouvé. Tel était Landsberg. Nul mieux que lui ne savait que les mélanges impurs entre l'instinctif et le spirituel sont «?dangereux et détestables?». Mais il était d’abord ce mélange impur, et toute sa grandeur venait de ce qu’il le purifiait continuellement.
Je n’ai pas connu d’homme chez qui le vital et le spirituel fussent aussi profondément liés, chez qui les deux vertiges – le vertige d’en bas et le vertige d’en haut – fussent aussi violents. Dans une séance de la Société française de Philosophie du 4 décembre 1937, il a expliqué que le moi est situé entre deux forces, les forces biologiques, les forces de la vie qui le transcendent en un sens, le tirent vers une extase noire, et les forces spirituelles, les forces de l’esprit qui le transcendent aussi et le tirent vers une extase supérieure. L’homme, certes, doit choisir?; mais il doit connaître d’abord ces deux attirances, éprouver ces deux vertiges?: «?Même dans la sphère du biologique, du biologique comme sujet d’une métaphysique de la vie, il y a des extases dans lesquelles la vie dépersonnalisante prend ce caractère de quelque chose d’absolument autre dans lequel le moi ressent l’angoisse de se perdre et à laquelle l’homme, le moi, peut se donner… Il est vrai que le moi peut éprouver des frissons d’angoisse, des sentiments analogues à l’approche de ces deux forces, celle d’en bas et celle d’en haut, pour faire usage de l’image, ou en tout cas d’une force essentiellement spirituelle et d’une force essentiellement vitale. Je crois que l’interprétation la plus féconde serait à donner en partant de Nietzsche et de ce qu’il appelait Dionysos. En effet, quand il dit que Dionysos est un dieu, il veut dire aussi qu’il s’agit là d’une transcendance, c’est-à-dire que le moi est aussi angoissé, aussi sacrifié, aussi détruit, aussi transcendé en s’unissant à Dionysos qu’en se rapprochant du Dieu spirituel.?»
Pendant l’Occupation, Landsberg s’était fait faire une fausse carte d’identité au nom de Richert, médecin. J’ai souvent pensé qu’il y avait là une sorte de réalisation d’un désir inconscient et profond. La médecine l’attirait, en tant qu’elle étudie la liaison du corps et de l’âme, qu’elle atteint la souffrance dans sa réalité charnelle, qu’elle pénètre les maladies mentales. Il a donné une admirable interprétation de la maladie de Nietzsche. Et ce n’est pas un hasard si ses problèmes étaient ceux de la mort, du suicide, de la sexualité. Il me confia que l’expérience la plus marquante de son adolescence avait été celle des bas-fonds de la grande ville, de la fascination d’une vie misérable et sexualisée, grouillante et élémentaire, qu’il ressentait directement comme les instincts en lui. Il ne connaissait bien que ce dont il s’était dégagé, ce qu’il avait d’abord éprouvé, au moins comme tentation. Lui qui donnait souvent l'impression d’un intellectuel peu pratique et qui mourut au camp d’Orianenburg d’inadaptation psychique autant que de misère matérielle, avait une vitalité intense. Son admiration pour Klages est révélatrice d’un tempérament. Bien avant l’engouement actuel, il avait découvert et aimé le marquis de Sade, «?ce Pascal abandonné de Dieu?». Faut-il ajouter que sa haine de l'hitlérisme avait quelque chose d’un vertige surmonté?? Non, certes, qu’il ait jamais eu la moindre velléité d’y céder. Mais parce que, lorsqu’on en discutait avec lui, le mal radical du national-socialisme apparaissait dans une lumière crue, comme si, en même temps que nié, il était pensé et vécu comme quelque chose de luciférien.
Landsberg n’aimait guère, dans son ensemble, la philosophie française?: il ne la jugeait pas superficielle, mais trop rationaliste. Descartes fut sans influence sur lui?; de Kant, il ne retenait que la distinction de l’entendement et de la raison, et la Critique du jugement. Même lorsqu’il écrivit en français, sa forme de pensée resta profondément germanique. Pour le saisir en son centre, il faudrait découvrir en lui le point de rencontre de son génie allemand avec le christianisme?: l’union n’alla jamais sans lutte, la lutte ne brisa jamais l’union. Et ce sont cette union et cette lutte qui firent sa personnalité, déterminèrent sa philosophie, orientèrent sa vie. Son drame est exactement celui de Max Scheler, dont il fut l’élève, l’ami et le disciple. Il admirait par-dessus tout que Max Scheler ait pu joindre à la profondeur germanique la vivacité d’esprit, le style français. Dans le Séminaire de Scheler, me disait-il un jour, tout était vie, intérêt, discussion: tout le monde prenait la parole, devenait intelligent au contact du maître. Un élève cependant était resté un an sans ouvrir la bouche. À la dernière réunion, Scheler lui demande: «Et vous, monsieur, qui n’avez encore rien dit, voudriez-vous donner votre avis??» Le jeune homme de répondre simplement?: «?La parole est d’argent, le silence est d’or.?» Avant qu’il eût achevé, Scheler, bondissant, l’index fixé sur lui, s’écriait?: «?Faux-monnayeur?!?» Ce qu’il y avait malgré tout de français chez Landsberg lui vint ainsi de ses maîtres allemands plutôt que de ses contacts en France. Et ce qu’il y avait à la fois d’étonnant et d’admirable c’était de le voir rester si germanique tout en se voulant français. Après l’Allemagne, les pays qu’il aima le mieux furent sans doute l’Espagne, d’où le chassa la guerre civile, et le Mexique. Quel rôle n’aurait-il pas joué dans l’Europe d’après-guerre?!
Landsberg voyait dans la sottise une puissance énorme et prodigieusement active?: «?C’est le sens de l’inessentiel, disait-il. L’intelligence, au contraire, est conservatrice, gardienne du juste dans la nuit de l’histoire.?» Toute étude sur lui devra partir de ce nœud où il éprouva à la fois l’angoisse?: l’angoisse de la sottise, l’angoisse du suicide, l’angoisse de la mort, l’angoisse de la liberté, l’angoisse de l’histoire, – et l’espérance?: l’espérance de l’être au contact de son propre néant, l’espérance de l’amour, l’espérance de la vérité, l’espérance de la foi. Il avait pris comme devise, non pas?: découvrir le vrai, mais la formule augustinienne?: verum facere se ipsum, se rendre vrai de soi-même. Et il savait qu’on ne réalise cette vérité de la connaissance – ou plutôt de l’être – de soi-même que par des «?actes de vertu?». Comprendre les textes qu’il nous a laissés, ce n’est pas seulement les lire en clair, mais refaire l’itinéraire de l’auteur et saisir par quel effort Landsberg se les est arrachés de lui-même.

Jean Lacroix.




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« L’histoire ne fait pas de pause, jamais on ne peut se mettre en dehors du jeu. » Landsberg

En 1933, à l’arrivée des nazis au pouvoir, Landsberg quitte l’Allemagne. Ce sera le début de la période d’exil. En Espagne, il enseigne à l’université de Barcelone mais, une fois encore, les troupes franquistes le contraignent au départ. Il rejoint la France, fait la connaissance d’Emmanuel Mounier et du mouvement « Esprit ». Ses textes influenceront de manière décisive la revue et son fondateur. Engagé dans la Résistance, il passe deux ans dans la clandestinité et refuse l’offre de Jacques Maritain de fuir la France pour les États-Unis. Durant cette période, la question du suicide le hante. Arrêté par la Gestapo en 1943, Landsberg meurt le 2 avril 1944 au camp d’Oranienburg.

L’auteur Paul-Louis Landsberg est né à Bonn le 3 décembre 1901. L’influence de Max Scheler et Romano Guardini marque son adolescence et le rapproche du catholicisme. Il étudie la philosophie à Fribourg avec Husserl et, proche de Horkheimer, il collabore au Bulletin de recherches sociales, la revue des travaux de l’École de Francfort.

Préface d'Olivier Mongin

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