L’Embryon est-il un être vivant ?

L'Embryon est-il un être vivant ?

Paru le 17 janvier 2008
ISBN : 978-286645-662-7
Livre en librairie au prix de 16.90 €
112 pages
Collection : Les marches du temps
Thèmes : Philosophie

Chapitre premier


L’AVORTEMENT, UN HOMICIDE?





L’Organisation mondiale de la santé et La Documentation française évaluent à environ cinquante millions, chaque année, le nombre d’avortements dans le monde. Si, comme l’affirment les autorités religieuses actuelles de l’Église catholique, de l’Église orthodoxe, de quelques mouvements protestants évangélistes, du bouddhisme et d’une certaine frange du judaïsme orthodoxe qualifiée souvent d’«ultra-orthodoxe1 », l’embryon humain est un être vivant humain dès le moment de la conception, si donc l’avortement est un assassinat, ce serait effectivement un immense scandale moral. Mais s’il n’en est pas ainsi et si l’on interdit l’avortement, ce serait aussi un immense scandale moral. Car cette interdiction n’empêcherait pas les avortements. Simplement, ils resteraient ou redeviendraient clandestins, comme ils l’étaient avant leur légalisation, pratiqués donc sans garanties aseptiques et provoquant, selon l’Organisation mondiale de la santé et Amnesty International1, environ 70 000 décès par an2, sans parler des mutilations génitales occasionnant une stérilité irréversible, tandis que les avortements médicalisés n’entraînent pratiquement pas de décès (de 0,2 à 1,2 pour 100 000 cas) et sont sans séquelles physiques. Et de ces décès et de ces séquelles physiques seraient alors responsables ceux qui, sous peine de prison, sinon de mort, interdiraient les avortement médicalisés. Comme ils seraient responsables de la mort et des graves atteintes à la santé d’une femme à qui ils auraient réussi à imposer de mener à terme sa grossesse malgré les risques qu’elle encourait. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné, en mars 2007, la Pologne qui a refusé un avortement thérapeutique à une femme, devenue quasi aveugle à la suite de son accouchement. À quoi il faudrait ajouter cet autre scandale moral que constituerait l’obligation pour une femme violée et devenue enceinte de porter l’enfant du viol, la traumatisant ainsi à jamais3. L’interdiction de l’avortement entraîne celle de l’utilisation des cellules souches dans un but thérapeutique1, donc l’impossibilité de guérir un certain nombre de malades2, de sorte que ceux qui seraient responsables de cette interdiction seraient responsable de la souffrance et de la mort de ces personnes. Steven Levitt a montré que l’autorisation de l’avortement en 1973, aux États-Unis, a été la principale cause de la baisse de la criminalité dans ce pays, vingt ans après. Avant, en effet, les femmes qui voulaient avorter en raison des conditions matérielles ou affectives dans lesquelles elles se trouvaient, mais qui ne le pouvaient pas en raison de l’interdiction de l’avortement, donnaient naissance à des enfants dont une grande partie devenaient des criminels. Les personnes qui avaient empêché l’avortement de ces mères étaient donc responsables de ces crimes. Et je ne parle pas des conséquences «collatérales» du problème de l’avortement; ainsi, aux États-Unis, les adversaires de la légalisation de l’avortement ont joué, en tant que tels, un rôle décisif dans l’élection de George Bush en 2004, donc dans l’invasion de l’Iraq avec ses suites désastreuses et malheureusement irréversibles. C’est dire donc l’importance du problème du statut ontologique de l’embryon et la nécessité d’y répondre avec rigueur, sans se borner à des slogans et en dehors de tout recours à des appels à des facteurs émotifs.
Dira-t-on, comme on le dit couramment, qu’il ne peut y avoir débat parce que, on l’a vu, ceux qui affirment que l’embryon est un être humain vivant dès la conception sont des autorités religieuses, que leur position repose sur la foi, que par définition, dans la mesure où une affirmation se fonde sur la seule foi, elle ne repose sur aucun argument ni sur aucune évidence rationnelle et que les débats ne sont qu’entre arguments et/ou évidences rationnelles? Resterait alors seulement à savoir si l’on peut, «au nom d’une foi, imposer à ceux qui ne la partagent pas de se conformer à des exigences fondées sur cette seule foi1 ». En réalité, il n’en est pas ainsi pour les autorités religieuses de l’Église catholique et des mouvements protestants évangélistes dont nous avons parlés. Ils ne l’affirment pas en invoquant leur foi, mais la philosophie et la science. La foi ne porte que sur la condamnation de l’homicide, si tant est qu’on a besoin de la foi pour le condamner, mais non sur le statut de l’embryon, sur le fait de savoir s’il est un être vivant humain. Ils invoquent d’autant moins la foi que le Nouveau Testament ne parle pas de statut de l’embryon à la conception et que, si l’Ancien Testament l’évoque, c’est exactement en sens inverse: le fœtus, pour lui, – et, à plus forte raison, l’embryon, le fœtus étant le nom que prend l’embryon à partir du troisième mois après la conception – n’est pas un être vivant puisqu’il édicte que, «lorsque des hommes ayant une rixe heurtent une femme enceinte et provoquent son avortement sans qu’elle en meure, celui qui l’a heurtée devra payer une indemnité à son mari, à dire d’arbitres; mais si elle en meurt, il sera donné vie pour vie1 ». S’il n’y a pas à donner vie pour vie dans le cas où elle ne meurt pas, c’est que l’avortement n’est pas la mort d’un être vivant. Et la Genèse décrit ainsi la création de l’homme: «Yahvé pétrit l’homme à partir de la poussière de la terre; il souffla dans ses narines une âme de vie et l’homme devient un être vivant» – ce qui impliquerait que l’homme n’est devenu un être vivant qu’une fois pétri par Dieu, c’est-à-dire une fois physiquement achevé, en particulier, une fois qu’il a eu des narines2. Quant aux théologiens, celui qui a eu – et a toujours – le plus d’autorité dans l’Église catholique, saint Thomas d’Aquin, quoiqu’il condamne l’avortement pour d’autres raisons, n’en affirme pas moins que le fœtus n’a d’âme rationnelle, n’est donc un être vivant humain, qu’à partir du quarantième jour après la conception pour les garçons3 et du quatre-vingtième pour les filles et il dit explicitement qu’avant ces dates, il n’y a pas homicide en cas d’avortement1. C’était déjà l’opinion de saint Jérôme: «Les semences prennent peu à peu forme dans la matrice et […] un avortement n’est pas réputé homicide tant que les éléments confus n’ont pas acquis la ressemblance propre des membres2.» C’était aussi l’opinion de saint Augustin: «Si l’embryon n’est pas formé et qu’il ait néanmoins de quelque façon une âme […], la loi ne dit pas que l’acte [l’avortement] soit de nature homicide, car on ne peut pas dire qu’il y ait une âme vivante dans un corps dépourvu de sensation, si sa chair n’est pas formée et donc ne jouit pas des sens3.» Mieux, c’est ce que dira le Catéchisme romain de Pie IV et de Pie V ; c’est ce que reprendront Sixte V, dans la bulle Effraenantum, et Grégoire XIV, dans la bulle Sedes apostolica, distinguant le fœtus inanimé du fœtus animé, et n’excommuniant, dans cette bulle, que l’avortement d’un fœtus animé; c’est la doctrine constante du droit canon de l’Église catholique de 1234 à 18691. Et jusqu’en 1994 les fœtus avortés vivants n’étaient pas baptisés. La modification actuelle de l’attitude de l’Église catholique vis-à-vis du statut de l’embryon, les archevêques et évêques de Grande-Bretagne l’expliquent ainsi: «Pendant de nombreux siècles, les chrétiens comme les autres ont considéré comme admises les théories scientifiques et philosophiques selon lesquelles l’être humain nouvellement conçu n’était formé et doué d’âme que plusieurs semaines après la conception. C’est pourquoi, à cette époque, les censures et les condamnations de l’Église étaient souvent moins sévères pour les avortements pratiqués dans les premiers temps de la grossesse que pour ceux qui étaient plus tardifs. Mais tout au long de ces siècles, l’Église n’a jamais hésité dans sa doctrine, à savoir que l’avortement, quel que soit le stade de la grossesse, est un mal grave. Aujourd’hui, le processus du développement humain nous est bien mieux connu. La science moderne nous permet de percevoir, mieux que jamais auparavant, l’importance fondamentale du moment de la conception2.» Il ne s’agit donc pas, en ce qui concerne l’Église catholique, d’un problème de foi, mais d’un problème purement scientifique et épistémologique. Et il en est de même des protestants évangélistes.
Le fait est que ce ne sont pas les seuls fidèles catholiques, évangélistes, orthodoxes, bouddhistes et juifs «ultra-orthodoxes», qui pensent que l’embryon est un être vivant humain dès sa conception, que l’avortement est donc un meurtre, même s’ils sont les seuls à militer contre tout avortement. André Fontaine, qui approuve le projet gouvernemental autorisant l’avortement, n’en écrit pas moins: «Ne nous bouchons pas les yeux: il s’agit bien de reconnaître un droit de tuer.» Et, s’il approuve – et si ceux qui pensent comme lui approuvent – ce projet, c’est seulement parce qu’il permettra de sauver de nombreuses vies humaines et la santé d’encore plus nombreuses femmes, puisqu’«on tue déjà et le rejet du projet gouvernemental n’y changera rien1 », qu’on avortait avant ce projet et que l’autorisation d’avorter n’entraînera pas plus d’avortements, mais qu’elle permettra de remplacer les pratiques clandestines avec les morts et les séquelles physiques qu’elles provoquent par des avortements médicalisés. Autrement dit, les femmes n’auraient moralement pas le droit d’avorter, mais l’État devrait leur donner le droit légal de le faire pour éviter un mal pire. Harold Ickes, le trésorier du comité de réélection de Hillary Clinton au Sénat, qui est attaché au droit des femmes à avorter – comme l’est celle-ci –, reconnaît cependant: «Si l’on doit parler de ces choses-là au fond, je crois sincèrement que la vie commence dès la conception2.» Les Japonais qui cependant autorisent l’avortement font débuter l’âge d’un individu à partir de la conception. Le docteur Paul Cesbron, ancien président de l’Association nationale des centres d’IVG et de contraception, rappelle que «seule une partie des médecins – surtout des généralistes et seulement quelques gynécologues-obstétriciens – avait soutenu la loi Veil» et parle de la «persistance des blocages culturels chez les gynécologues1 ». Un récent rapport parlementaire italien constate que 83,3 % des gynécologues de la région Basilicate, à l’extrême sud de l’Italie, et 80,5 % de la Vénétie refusent de pratiquer l’IVG2. Et, parmi eux, la proportion des fidèles – au sens fort du terme, c’est-à-dire admettant systématiquement tout ce qu’affirme l’autorité religieuse dont ils se réclament – catholiques et évangélistes, est faible, analogue à celle de l’ensemble de la population ambiante. Mieux, une proportion notable de femmes qui avortent – qui donc ne sont pas des fidèles au sens ainsi défini – éprouve un sentiment de culpabilité, pense par conséquent que l’on commet un meurtre quand on avorte3.
Puisque leurs raisons ne sont pas des raisons de foi, quelles sont-elles?
Dira-t-on qu’il ne faut voir là que l’influence des autorités religieuses catholiques, évangélistes, orthodoxes, bouddhistes et juives «ultra-orthodoxes» même sur les personnes qui ne sont pas leurs fidèles au sens fort du terme? Quelles sont alors les raisons de ces autorités? Le refus de toute sexualité qui n’ait pas pour but la procréation? Mais cela ne justifierait pas l’interdiction de l’avortement en cas de viol – à moins d’admettre une sorte de «raison d’État» selon laquelle sont admises les injustices particulières que peut entraîner une loi qui serait légitime dans la majorité des cas (étant supposé donc la légitimité du refus d’une sexualité qui n’ait pas pour but la procréation). Surtout, ce refus, serait-il légitime, ne prouverait évidemment d’aucune manière que l’embryon est un être vivant dès sa conception. Ou bien on veut prétendre que c’est la seule raison pour ces autorités de s’opposer à l’avortement, qu’elles ne pensent pas vraiment que l’embryon est un être vivant dès la conception, qu’elles ne le disent que parce qu’elles calculent qu’il serait plus efficace dans leur lutte contre l’avortement de le dire que d’avancer que toute sexualité qui n’a pas pour but la procréation est illégitime, et ce serait – jusqu’à preuve du contraire – un procès d’intention gratuit et donc inadmissible. Ou l’on veut dire que ce serait la cause psychologique qui les amène – sans qu’elles en soient conscientes – à penser sincèrement que l’embryon est un être vivant dès la conception. En admettant qu’il en soit ainsi – ce qui reste à prouver – et en supposant de plus qu’on puisse le prouver, notre problème n’est pas de comprendre les causes psychologiques qui amènent ces autorités spirituelles à penser ce qu’elles pensent, mais de savoir si l’embryon est un être vivant dès la conception et, par conséquent, quelles raisons, explicites ou implicites, – et non quelles causes psychologiques – elles ont pour l’affirmer. D’autant plus qu’elles ne sont pas les seules à le penser, que d’autres le pensent qui ne pensent pas en même temps que toute sexualité qui n’ait pas pour but la procréation est illégitime. Et si l’on affirme que ceux-ci le pensent uniquement parce qu’ils sont conditionnés par la culture dans laquelle ils ont été éduqués, donc par des causes psychologiques, il faudrait, pour que cette explication ne soit pas gratuite, montrer préalablement que leurs raisons explicites ou implicites ne sont même pas plausibles.
Quelles sont donc les raisons des uns comme des autres?
Il y a d’abord, sans doute, cette idée que le bébé au sortir du ventre de sa mère, en cas d’accouchement normal, est évidemment un être vivant, qu’étant pratiquement semblable la veille de l’accouchement il était déjà un être vivant, qu’il n’existe évidemment pas de différence essentielle entre le fœtus de l’avant-veille et celui de la veille, qu’il est donc aussi l’avant-veille un être vivant, qu’il n’y a jamais de différence essentielle d’un jour à l’autre, qu’on peut ainsi remonter de jour en jour, qu’on a par conséquent aucune raison de ne pas dire qu’on a toujours affaire à un être vivant. La seule différence essentielle serait entre la conception et le moment qui la précède, car évidemment personne ne dira que – dans le moment qui précède la conception – il était déjà un être vivant puisqu’on ne dira même pas qu’il était. Ce ne pourrait donc être qu’à partir de la conception qu’il serait un être vivant1.
Une autre raison qui complète la première est la suivante: s’il n’était pas un être vivant, il ne serait qu’une partie d’un être vivant – en l’espèce, la mère. Or la fécondation consiste en l’union de deux cellules, une provenant effectivement de la mère, et une autre du père. L’embryon sera constitué par le développement de la cellule résultant de cette union. Il ne serait donc pas seulement une partie de sa mère. Or, il ne peut être en même temps une partie de sa mère et une partie de son père, puisqu’il ne peut être en même temps une partie de deux êtres vivants; il reste qu’il ne soit partie d’aucun être vivant, donc qu’il soit, dès la conception, un nouvel être vivant. D’ailleurs, s’il était une partie de la mère, il aurait le même ADN que la mère – ce qui n’est pas le cas puisqu’une partie de son ADN est, certes, la même qu’une partie de l’ADN de la mère, mais que le reste est la même qu’une partie de l’ADN du père.
On compare souvent la première cellule issue de la fécondation d’un ovocyte par un spermatozoïde à une graine plantée dans la terre. Une graine est nécessairement un être vivant, car de quel être vivant elle pourrait n’être qu’une partie, je veux dire: «qu’une partie actuelle, quand elle est dans la terre», puisqu’elle est dans la terre physiquement séparée de tout être vivant, même si l’on peut penser qu’elle a été à un moment, avant d’être plantée, une partie d’un être vivant, de la plante qui l’a formée?
Le développement de l’embryon constitue une autre raison. À observer celui-ci, on a l’impression que, dès la conception, son développement semble montrer non pas qu’il est développé, mais qu’il se développe, qu’il est actif et non passif, que le développement vient de lui puisque toutes les nouvelles cellules qui s’ajoutent pour former des organes proviennent de lui par division de ses propres cellules. Il semble agir d’une manière autonome, indépendante1 ; et comme évidemment aucune partie d’un être vivant n’est, par définition, indépendante – puisque partie signifie dépendance –, comme ce qui est indépendant, c’est l’être vivant considéré comme un tout, l’embryon, semblant indépendant, ne pourrait être derechef qu’un être vivant.
Tel est le sentiment de la mère, qu’elle soit heureuse ou malheureuse d’être enceinte; dans le premier cas, l’embryon est déjà, en quelque sorte, au moins imaginairement – un imaginaire qu’elle ne peut pas ne pas prendre pour une réalité –, son enfant, donc un être vivant; et, dans le second cas, l’embryon lui apparaît comme un être qui n’est pas elle, qui lui est hostile, qui se développe d’une manière indépendante d’elle et contre elle, et donc ici encore un être vivant. D’où, peut-être, une des causes du sentiment de culpabilité qu’éprouvent souvent des mères qui avortent.

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Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’Église catholique ne considérait pas un avortement fait avant le quarantième jour comme un homicide. Depuis la situation a changé et l’embryon est devenu le symbole de nombreuses crispations, à la fois scientifiques et religieuses. S’appuyant sur les dernières avancées de la biologie, Francis Kaplan tord le cou à de nombreuses idées largement répandue en particulier : non, l’embryon n’est pas un être vivant et humain en puissance puisqu’il ne se développe pas, c’est sa mère qui, pour l’essentiel, le développe. Voici un essai qui remet les pendules à l’heure de la science et de l’épistémologie.

Francis Kaplan est professeur émérite de philosophie à l’université de Tours. Il est connu pour ses travaux d’historien des sciences, notamment Le paradoxe de la vie. La biologie entre Dieu et Darwin (La Découverte, 1994) et Des singes et des hommes (Fayard, 2001).