Bergson, la vie et l'action
Pour Bergson, l’action est, dès le début de sa carrière, une question fondamentale parce qu’il considère que la conscience est active avant d’être réflexive. Son premier ouvrage, l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), est consacré au problème de la liberté, et plus précisément de l’acte libre, qui est l’action en laquelle le moi s’exprime le plus pleinement, se réalise et se reconnaît. Son deuxième livre, Matière et mémoire (1896), a pour sujet le rapport de l’esprit et du corps, le rôle du cerveau dans le travail de la mémoire. Et Bergson d’étudier et d’analyser en premier lieu l’«?activité perceptive?», au sens où, à ses yeux, toutes les fonctions psychologiques sont des actions qui relèvent de ce qu’Aristote comprenait sous le terme praxis, en l’opposant à la poièsis qui est l’action en tant qu’elle suppose un résultat, la production d’une œuvre extérieure à l’agent, alors que la praxis est une activité interne à l’agent. En ce sens, l’analyse de la perception par Bergson comme «activité perceptive» montre que tous les philosophes classiques, depuis Platon jusqu’à Hume et Kant, se sont trompés en croyant, sans le prouver, que la perception est d’abord une démarche de connaissance du monde extérieur. En fait elle a pour finalité interne l’adaptation au milieu extérieur, sans production d’œuvre. Pour Bergson, les fonctions psychologiques de la conscience sont des activités et elles doivent être comprises selon leur utilité vitale. On a là une forme de pragmatisme où l’action est à la fois la manifestation de la vie et ce qui lui permet de persister dans l’être en s’adaptant à la réalité.
Du point de vue biologique – perspective qui apparaît dès 1896, soit bien avant L’Évolution créatrice –, tout mouvement d’un corps vivant organisé est une action. Bergson se garde bien de partir du schéma idéaliste d’un sujet agissant qui exerce sa causalité sur le monde. Il rejette l’idée de sujet, l’idée d’objet et même le concept de causalité comme autant de constructions artificielles qui nous écartent de la réalité même?; il les rejette aussi comme des conceptions, non pas fausses, mais apprises par la tradition, qui empêche de traiter les problèmes à nouveaux frais, et provoque des «faux problèmes». Dans cette perspective, c’est une démarche importante de Bergson que de montrer dans l’action volontaire un simple cas particulier de l’action du corps en général et non la structure fondamentale de l’expérience morale du devoir. On peut souligner, à cet égard, que l’approfondissement de la question de l’action est une constante de la pensée spiritualiste française inaugurée par Maine de Biran dans sa révision du Cogito cartésien, jusqu’à Louis Lavelle dans De l’acte (1937) et à Paul Ricœur dans ses œuvres morales Du texte à l’action (1986) et Soi-même comme un autre (1990).
Ce n’est pourtant pas la distinction de la matière et de l’esprit, opérée dans Matière et mémoire, qui décide du «spiritualisme» de Bergson; car l’âme et le corps ne se différencient que pour s’unir dans une synthèse sans cesse renouvelée. En fait, c’est avec la vie que se décide d’une façon claire le «spiritualisme» de Bergson, bien que certains aient voulu voir un vitalisme panthéiste dans L’Évolution créatrice. Notons bien que Bergson assume la dénomination de spiritualiste, qui lui a été attribuée par son ancien camarade de l’École normale supérieure Gustave Belot, dans son article sur «Un nouveau spiritualisme1?»#, et qu’il reprend à son compte dans l’échange qu’il eut avec ce dernier lors de la mémorable séance de la Société française de philosophie du 2 mai 1901 sur «?Le parallélisme psychophysique et la métaphysique positive2?»#. Bergson a pris soin de se démarquer du «?spiritualisme ancien?», hérité de Maine de Biran, dans un long compte rendu des Principes de métaphysique et de psychologie de Paul Janet3#, qui avait cherché, dans la lignée de Victor Cousin et en même temps que Ravaisson, à revaloriser l’école spiritualiste française. Mais Bergson voit en Paul Janet un philosophe de grand talent qui, pendant cinquante années, a combattu le positivisme dans toutes les directions, sans vraiment pouvoir en triompher. Le nouveau spiritualisme se concentre davantage sur le terrain des faits et s’oppose ainsi au positivisme, non d’une façon proprement polémique, mais avec ses propres armes. Pour Bergson, la question de la «?signification de la vie?», autrement dit du sens véritable de la distinction de l’âme et du corps, est celle à laquelle doit s’attacher une philosophie qui veut être une «métaphysique positive». Il a manqué au spiritualisme du xixe siècle l’indispensable «resserrement» sur des questions limitées et précises. Bergson procède par «réduction»?; la question de l’esprit est réduite à celle de la mémoire, objet d’études scientifiques en ce qui concerne ses dysfonctionnements; la question du rapport entre esprit et matière est réduite à la compréhension de la vie, objet d’études scientifiques dans toutes les branches de la biologie1#.
En resserrant le spiritualisme sur ce terrain extrêmement étroit, il me semblait qu’on pouvait accroître indéfiniment sa fécondité et sa force, le rendre capable de se faire accepter de ceux qui le repoussent, l’amener à une théorie de la connaissance par laquelle il dissiperait les obscurités qu’il renferme, enfin en faire, de toutes les doctrines, la plus empirique par sa méthode et la plus métaphysique par ses résultats2#.
La vie, qui n’est pas un concept, est un mixte d’esprit et de matière; elle est coextensive à la durée?; en elle la croissance individuelle du vivant est déjà une forme d’action, la poussée transformatrice. Ainsi une compréhension vraie de la vie permet d’éclairer le sens de l’action qui est au cœur de la philosophie bergsonienne.
Or il se trouve que 2007 est l’année du centenaire de L’Évolution créatrice, publiée au début de 1907, et plusieurs fois rééditée dans le courant de la même année, tant le succès éditorial fut extraordinaire. La délégation aux célébrations nationales des Archives de France a souhaité retenir cet anniversaire, de façon à mettre en évidence l’importance de l’œuvre de Bergson. L’Institut de France a voulu participer à la célébration de l’anniversaire de cette grande œuvre philosophique. Comme l’a rappelé Marc Fumaroli dans son propos d’ouverture, l’Académie française a fait en l’honneur de Bergson une exception à sa règle de ne pas se consacrer à la tâche infinie de célébrer les morts. Grâce à lui et au professeur Pouliquen, président de la Fondation Singer-Polignac, le colloque sur «La vie et l’action» a pu bénéficier pour ses travaux d’un cadre somptueux, le salon de musique de cette Fondation, qui est rattachée à l’Institut. Que tous soient ici chaleureusement remerciés.
L’Association Louis Lavelle n’a pas oublié, en cette année 2007, que le philosophe dont elle maintient la mémoire avait connu et compris Bergson. Après avoir suivi les cours admirables d’un historien des sciences et de la philosophie aujourd’hui fort oublié, Arthur Hannequin, professeur à l’université de Lyon, Louis Lavelle avait écouté Bergson au Collège de France dans la première décennie du xxe siècle. Il était présent, cinquante ans plus tard, à l’enterrement de Bergson au cimetière de Garches. Entre-temps, il avait gardé le contact avec cette philosophie vivante. Il a laissé de lui un portrait spirituel plein de finesse: «Henri Bergson est un des rares philosophes que la gloire ait visité. Mais elle l’enveloppa de son rayonnement sans jamais pénétrer jusque dans l’asile de sa pensée, sans jamais obtenir de lui la moindre complaisance à lui répondre.» On trouverait, dans les entretiens du philosophe avec Frédéric Lefèvre, journaliste du temps, la confirmation de sa défiance à l’égard de la gloire, laquelle masque bien souvent un sentiment d’échec1. Bergson évoque à ce sujet l’académicien couvert de gloire dépeint par Roger Martin du Gard dans Les Thibault, et qui, dans un moment de sincérité suscité par un jeune disciple fervent, avoue que les honneurs dont il a été comblé ne l’empêchent pas d’avoir raté sa vie et son œuvre.
Lavelle décrit ensuite l’influence de Bergson sur ses élèves:
Certains esprits possèdent une puissance mystérieuse de rayonnement. Dès la première rencontre, ils nous impriment une sorte de touche qui ébranle notre vie secrète, suspend toutes nos préoccupations particulières, et nous invite à pénétrer dans un monde plus lumineux et plus pur où les choses perdent leur pesanteur et reçoivent une transparence spirituelle. Henri Bergson était un de ces esprits privilégiés1#.
L’Évolution créatrice est en ce sens un ouvrage exceptionnel en ce qu’il prolonge le rayonnement personnel et oral de Bergson en un éclat intellectuel et spirituel qui a su toucher un très vaste public. À quatre reprises, Bergson a remis en chantier la traduction anglaise de ce livre, afin de faire entrer progressivement le lecteur anglophone dans ses vues, ce qui imposait de ne pas se contenter d’un fidèle mot à mot. La raison de cet effort de traduction n’est pas accidentelle, n’est pas liée au caractère méticuleux, voire pointilleux, de l’auteur. Elle est dans la nature même de l’ouvrage, qui associe d’une façon unique la rigueur des démonstrations et l’élégance poétique. Le sérieux de l’analyse épistémologique et la liberté de l’écriture se conjuguent rarement; Bergson a réussi ce tour de force.
Le bref colloque consacré à «La vie et l’action chez Bergson» est l’objet de cette publication. Le projet que j’en avais formé a heureusement trouvé les soutiens nécessaires. Le professeur Marc Fumaroli – je lui appliquerais volontiers l’expression «pape actuel de la république des lettres», qui désignait jadis Ernest Renan?– et le professeur Yves Pouliquen, médecin humaniste et savant, président de la Fondation Singer-Polignac, tous les deux membres de l’Académie française, ont jugé mon initiative digne d’intérêt, en vue de manifester la vitalité de la résistance au positivisme de la part d’une philosophie prenant appui sur la connaissance biologique. Marc Fumaroli a suggéré qu’il était «particulièrement important» de revenir à Bergson, au thème de la mémoire, par laquelle, disait saint Augustin, l’âme humaine ressemble au divin, au thème de l’évolution, qui est, aujourd’hui encore, au cœur d’âpres discussions, qu’on en fasse une nécessité destinale, ou un dessein providentiel s’imposant à l’histoire des hommes. Après avoir salué l’intelligence du rapprochement entre morale et religion1, souvent divisées en tant que la première relèverait de la raison et la seconde de la foi, Marc Fumaroli rendait hommage, en littéraire, à la fluidité du style de Bergson, et, en philosophe, à son flux entraînant, lié au désir, fort rare dans sa corporation, de ne pas s’adresser aux seuls «professionnels du concept».
Il ne me restait alors qu’à mettre en œuvre le projet. Hervé Barreau, philosophe spiritualiste et épistémologue du temps, Francis Kaplan, philosophe de la connaissance et, à ce titre, analyste et critique du concept scientifique de vie, Jean-François Marquet, grand historien de la philosophie du xixe et du xxe?siècle, ont répondu à mon appel. Je les remercie tous très vivement. Mais je n’aurais garde d’oublier ceux dont la présence active a donné plus d’éclat à ce colloque, Bernard Bourgeois, Bertrand Saint-Sernin et Jean Mesnard. Le public nombreux qui suivit les conférences montrait de quelle attente l’œuvre d’un grand penseur du xxe siècle peut encore être l’objet.
Le premier orateur, Jean-François Marquet, professeur émérite à la Sorbonne, rappelle que le principe psychique, autrement dit la «compénétration» des consciences, est le principe de la vie; il s’exprime dans la dialectique de l’axe et du cercle, l’axe étant celui de l’élan vital, flèche dynamique de la vie en son évolution, le cercle étant celui de l’espèce, créée par la vie, mais tournant sur elle-même dans une sorte de stagnation. La vérité ultime de l’axe (ou élan vital) et du cercle (ou produit de ce même élan) est dans la religion en ses deux formes, celle de la religion statique ou sociale (nature naturée) et celle de la religion des mystiques (ou nature naturante). Pour l’âme mystique, elle peut dire aussi bien: «Je suis en Dieu»: que «Dieu est en moi»; l’union est totale, et l’âme mystique est à elle seule une espèce dans la mesure même où elle n’est plus qu’élan, qu’amour, que Dieu en somme.
Francis Kaplan, professeur honoraire à l’université de Tours, expose le problème de la vie comme celui de l’échec de deux positions, celle de la réduction de la vie au hasard ou celle de la réduction de la vie à la finalité, c’est-à-dire à un plan conçu par un esprit. Bergson a pointé ce double échec. Rapprochant Bergson d’Émile Meyerson, et surtout de Spinoza, Fr. Kaplan fait l’hypothèse que la métaphysique sous-jacente à la thèse bergsonienne du «courant de conscience» est spinoziste, en ce sens que la conscience du courant de conscience n’étant pas une conscience humaine elle ne peut être que la conscience de Dieu. Et cela donnerait raison au père de Tonquédec, malgré la réponse que fait Bergson à celui-ci pour lui dire que l’idée d’un Dieu créateur résulte des thèses de L’Évolution créatrice. Il faut distinguer le souhait personnel qu’avait Bergson d’être chrétien, et sa philosophie qui met la vie à la place de Dieu, même si l’élan vital peut être nommé Amour du point de vue religieux.
Hervé Barreau, épistémologue du CNRS, laisse de côté le plan purement métaphysique où se placent les deux premières études, pour aborder la dimension fortement épistémologique de L’Évolution créatrice. C’est la critique du darwinisme qui le retient. Bergson a été précédé dans cette critique par Augustin Cournot. Bergson prend l’exemple de la similarité de l’œil des Mollusques et des Vertébrés pour montrer que la sélection naturelle ne peut pas expliquer un tel fait. La génétique ne fait qu’appuyer la démonstration de Bergson en considérant comme des parallélismes la similarité des développements issus de gènes identiques ou homologues. De même l’idée bergsonienne des «sauts discontinus» dans l’évolution est reprise aujourd’hui dans la théorie des équilibres ponctués d’Eldredge et Gould. La position bergsonienne n’est donc pas scientifiquement obsolète.
Pour ma part, j’ai cherché à mettre en place les modalités vivantes de la durée que sont le mouvement, l’action et la création pour Bergson. On ne comprend pas la vie en l’abstrayant à partir des êtres vivants. La vie est un unique dynamisme qui se différencie continuellement. Cette évolution ne s’explique pas de façon épigénétique et déterministe par l’adaptation; elle ne s’explique pas par la variation accidentelle. Ce qui vaut de l’espèce ne vaut pas du tout de la vie, car l’espèce tourne sur elle-même, se répète en se reproduisant, alors que la Vie est toujours créatrice et imprévisible. La Vie choisit, mais elle n’est pas assimilable à un sujet créateur. Elle est un flux, comme la conscience et la durée. En tant qu’évolution, la vie est métamorphose; le transformisme des néo-lamarckiens est adopté par Bergson. Mais l’évolution créatrice de la durée vivante montre que «la vie procède par insinuation1?». Cela signifie qu’elle négocie avec la matière pour se développer. Ce qui caractérise ce développement est le geste de la «subdivision» par lequel la vie, qui n’est pas un concept, mais un individu vivant, se différencie. On peut distinguer trois formes de la subdivision: perceptive, intellectuelle, et vivante. Seule la subdivision naturelle est objective. La subdivision opérée par la perception est seulement a parte subjecti?; c’est l’homme percevant qui sépare des objets dans le perçu, car en réalité, il n’y a que des changements, il n’y a pas de choses qui changent2. La subdivision opérée par l’intelligence est celle de la spatialisation qui dénombre les éléments en les situant dans un espace fictif. Mais la subdivision objective de la vie en êtres vivants est ce qui permet la création des âmes, au confluent du courant psychique de l’élan vital et de la résistance de la matière. Ainsi nous ne pouvons penser la vie qu’en durée. La biologie contemporaine a expérimenté ce fait quand elle a utilisé le microscope électronique qui permet de voir la vie cellulaire, mais à condition de la tuer; or il est essentiel d’observer la vie en son dynamisme à l’intérieur de la cellule vivante elle-même, ce que ne peut faire la vision microscopique. C’est bien ce que Bergson voulait, en se replaçant dans le mouvement de la durée vivante en ses diverses modalités.
En faisant la lumière sur la conception de la vie dans L’Évolution créatrice, on peut ainsi à la fois rendre hommage à un chef-d’œuvre vieux de cent ans, à l’un des rares philosophes français à avoir obtenu le prix Nobel de littérature, et surtout à l’actualité toujours féconde d’une pensée qui a refusé la dimension de «système» pour rester une pensée vivante.
Jean-Louis Vieillard-Baron,
Lusignan, 19 avril 2007.
En publiant en 1907 L’Évolution créatrice, Henri Bergson bouleverse le monde philosophique, scientifique et artistique. Les effets en seront considérables partout dans le monde. Avec cet ouvrage fondateur, en instituant la vie, non pas comme un concept, mais comme une donnée immédiate et intuitive, où être, durée et devenir sont synonymes, Bergson propose avec l’idée d’élan vital un hymne à la création. La création comme mouvement incessant et toujours inventif, où le néant n’a pas sa place. Un siècle après, quatre philosophes célèbrent ce grand livre en soulignant l’actualité de la pensée de Bergson.
Jean-Louis Vieillard-Baron enseigne la philosophie à l’université de Poitiers et dirige le Centre de recherche sur Hegel et l’idéalisme allemand. Il est l’auteur, entre autres, de Bergson et le bergsonisme, Armand Colin, 1999 et Hegel, penseur du politique, Éditions du Félin, 2006.
Hervé Barreau est philosophe et historien des sciences (CNRS). Il est l’auteur de L’Épistémologie, PUF, 1992 ; Le Temps, PUF, 1998.
Jean-François Marquet est professeur émérite de l’université Paris-IV-Sorbonne. Il a publié Liberté et existence, étude sur la formation de la philosophie de Schelling, Gallimard, 1973 ; Philosophies du secret, Éditions du Cerf, 2007.
Francis Kaplan est professeur émérite de l’université de Tours. Il a publié Des singes et des hommes, la frontière du langage, Fayard, 2001. Il publie en janvier 2008, aux Éditions du Félin, L’embryon est-il un être vivant ?
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