Figurées, défigurées
Liberté du plaisir, plaisir de la liberté: avec quelle verve Gilbert Lascault se moque-t-il de la morale, peut-être – pourquoi pas? – pour en proposer une vraie, c’est-à-dire une politique et une esthétique, qui à leur tour se moquent de la politique et de l’esthétique.
Ce livre aurait pu figurer dans une collection d’écrits féministes: comme son titre le promet, il s’emploie à dénoncer les multiples défigurations que le phallocratisme de notre civilisation inflige à la femme quand il en inspire la représentation. Reste que ce livre est écrit par un homme et que, par honnêteté, il se refuse à proposer une stratégie aux femmes en lutte; il combat pour elles, il ne peut dire leur combat: à elles de le dire, dans leurs propres termes. On souhaite seulement – ce on n’est pas sexué – qu’elles entendent son message: un appel à rompre cette logique identitaire propre à l’entendement, mais aussi aux pouvoirs, qui prend prétexte des fonctions pour assigner à chaque sexe une nature et un rôle immuables, à reconnaître, au-delà de la différence, l’ambivalence, la part féminine de la masculinité et la part masculine de la féminité, à aimer enfin que les sexes fassent l’amour. Un appel qui ne désarme pas une lutte aujourd’hui nécessaire, mais qui évoque un moment où elle pourrait n’être plus nécessaire.
Mais ce livre se situe encore dans une série consacrée à l’esthétique. D’abord parce que sa méthode est d’un artiste: une lecture aérienne pour butiner textes et images, comme au hasard, mais avec une curiosité inlassable, une écriture pointilliste pour juxtaposer les touches les plus fines et les plus pénétrantes. Aussi parce qu’il trouve son butin dans les œuvres d’art: sauf exception, ce sont des noms d’artistes qu’il astreint à l’ordre alphabétique du dictionnaire. Surtout parce qu’il nous suggère de concevoir un art nouveau: un art de vivre. Car c’est dans cette suggestion discrète et pressante que ce livre si plaisamment dispersé trouve sa cohérence.
L’art de vivre, il n’est pas besoin de le prêcher, il serait à la portée de tous et chacun l’inventerait pour son compte si la société n’en interdisait par tous les moyens l’idée et la pratique. Aussi la démarche de Gilbert Lascault est-elle d’abord critique. Le pouvoir du mâle lui est une occasion de dénoncer tous les pouvoirs; car, si multiples, si disséminés soient-ils, les pouvoirs sont tous solidaires. Ce qui lie, ce qui compose le système de la domination, ce n’est pas seulement une communauté d’intérêts, c’est une identité de pensée: ils partagent et ils propagent ensemble la même idéologie. Gilbert Lascault est encore plus attentif à dénoncer la bêtise que la perversité; à bon droit, car les philosophes ne pensent jamais la bêtise que négativement comme la part d’ombre de l’intelligence, alors qu’elle est positive, combien puissante et efficace. Contre elle, il pousse l’ironie jusqu’à la véhémence. Pour constituer son sottisier, il la traque partout, parfois dans les lieux les plus imprévus: ainsi chez Kant, dont il cite une page étonnante sur la femme; écrire trois Critiques, et avoir si peu d’esprit critique! Comment montrer mieux le pouvoir de l’idéologie sur les plus grands esprits? Mais l’idéologie a bien des tours: elle se recommande aussi de la morale. Sur quoi Gilbert Lascault est tout aussi vigilant, il se défie de la vertu, surtout lorsqu’elle est ascétique ou héroïque. Qui se sacrifie, dit-il, vous invite à l’imiter, en quoi il fait le jeu des pouvoirs: «L’éloge du sacrifice a quelque chose d’odieux.» Sans doute faut-il être prêt à se battre, mais pour la bonne cause: «Ne pas se sacrifier pour le combat, mais lutter contre les sacrifices.» Un tel militantisme n’est pas volontiers violent, mais il l’est contre la violence, et singulièrement contre cette affirmation agressive de la virilité qui est au cœur de tout dogmatisme: «Tout discours tranchant est peut-être toujours affirmation virile, manière d’attaquer la féminité.» Au reste, ce texte donne l’exemple d’un bon usage de la violence par l’attention qu’il porte à n’accuser que les coupables: si bien des peintres semblent faire violence à la femme en la défigurant, il reconnaît que chez Bellmer ou Max Ernst cette violence n’est qu’apparente; pareillement, s’il arrive que la femme paraisse méchante quand elle tue, il absout Judith et Jaël «qui tuent ceux qui commandent». Mais que ces nuances n’aillent point édulcorer la contestation du système; car il faut aller au bout de la subversion: «Seul le refus radical de toute maîtrise, de toute domination, peut faire sauter le système qui nous opprime tous, hommes et femmes.» Ce refus est-il une utopie? Peut-être; mais en dehors de cette utopie (ou cette possibilité) toutes les luttes contre l’oppression sont vaines et n’amènent qu’un changement apparent et une persistance du même.
Il faut donc bien se moquer de la morale tant qu’elle est répressive, à la limite sadomasochiste, et que par là elle justifie et perpétue la domination. L’art de vivre requiert d’abord cette négation lucide et parfois joyeuse. Mais cette négation déblaie le terrain pour une affirmation: l’affirmation pleinement joyeuse de la vertu de plaisir déculpabilisé et déculpabilisant. Et puisque ce livre parle de la femme, c’est avant tout le plaisir de l’amour qu’il célèbre. Ne faites pas la guerre, faites l’amour! (On n’oubliera pas pourtant qu’il y a – et c’est heureux pour ceux que frustrent l’âge, ou la conjoncture – bien des objets avec lesquels faire l’amour; et on verra à le lire que Gilbert Lascault fait aussi l’amour avec les œuvres ou les événements de l’art.) Ne fondez pas l’amour sur la guerre, fondez-le sur la réciprocité! Le phallocrate est aussi bête que méchant: il ne voit pas qu’à mutiler la femme pour se réserver la meilleure part, il se mutile lui-même; il ne comprend pas que «le plaisir d’un des partenaires suppose le plaisir de l’autre»; il ne sait pas que l’homme a besoin de la femme, et pas seulement pour jouir, mais pour «penser un peu » (pas trop, car il serait malheureux que la réflexion amortît la sensibilité): «C’est avec les femmes (plus qu’avec les fonctionnaires de la pensée) que nous pouvons penser un peu, vivre autrement.»
Mais à reconnaître le besoin qu’il a de la femme, et s’il ne veut le plaisir de sa partenaire que pour le sien, l’homme n’est-il pas encore égoïste? Le féminisme n’est-il sincère qu’en étant intéressé? Et faut-il interdire à l’hédonisme d’invoquer l’amour? Gilbert Lascault, qui se soucie peu de modes, le nomme. Sans trémolos, mais avec fermeté. Ce qui mérite à la relation avec l’autre ce nom, c’est la générosité dont elle peut témoigner. L’homme généreux, disait Descartes, c’est l’homme libre, celui qui «ne s’économise pas», qui accepte l’aventure, et aussi qui reconnaît et veut la liberté de l’autre. Pour cet homme capable d’aimer, l’intensité du plaisir se mesure à sa générosité. Mais pour le sadique, direz-vous? Gilbert Lascault répondrait: êtes-vous sûr que le sadique éprouve un vrai plaisir? Êtes-vous sûr que le phallocrate soit heureux? À développer ces réponses, nous devrions nous embarquer dans un long discours, qu’il faudra bien tenir un jour.
Certes les choses de l’amour ne sont pas simples, ni le plaisir assuré: le désir peut être contradictoire, l’amour incertain et toujours menacé par la perte de l’autre. Mais, dit Gilbert Lascault, «pourquoi anticiper un malheur et, en partie, le provoquer?… Il est bien inutile d’aggraver les confusions qui ne profitent qu’à la morale établie et à ses luttes contre le bonheur». Il arrive aussi que l’amour soit tragique; le danger et la mort peuvent ne pas se rencontrer seulement, comme dans les toiles de Rebeyrolle, «du côté de chez les sangliers, mais au plus près des dames». Oui, sachons affronter le tragique quand il nous assaille. Mais ne le souhaitons pas; laissons la mort à l’horizon, abandonnons la pulsion de mort à l’inconscient; c’est assez de combattre la cruauté, en nous et en dehors de nous, là où elle passe à l’acte. Et n’ayons pas honte de nos jouissances, aussi longtemps qu’elles ne nous détournent pas de la lutte, et d’autant plus que, dans ce monde qui les déshonore et les réprime, elles peuvent être elles-mêmes subversives.
Lisez ce livre; il vous donne à penser – quand même! – et sans vous transporter dans l’air raréfié et froid des spéculations précieuses. Écoutez la voix joueuse et libératrice de l’anarchique; elle aura pouvoir sur vous, mais sans jamais vous contraindre; et je vous garantis une prime de plaisir.
Mikel Dufrenne,
avril 1977.
Le philosophe Mikel Dufrenne (1910-1995) a été un des grands maîtres de l’esthétique. Cette préface est l’occasion, pour l’auteur et pour l’éditeur qui l’ont bien connus et ont été de fervents lecteurs de son œuvre, de lui rendre hommage.
alphabétique (Ordre). – Des textes (en général assez courts) sont classés dans ce livre selon l’ordre alphabétique. Se constitue ainsi la parodie d’un dictionnaire: un dictionnaire qui ne vise pas à préciser et diffuser un savoir, mais à le morceler, à le brouiller, à refléter la confusion et à l’accroître. Nous sommes aux antipodes d’une encyclopédie et la fin recherchée est l’égarement du lecteur, de la lectrice.
Le livre ne porte pas sur la féminité, sur les fins que peuvent se donner les luttes des femmes. Les femmes n’ont nul besoin, nul désir qu’un individu masculin se mêle de leurs débats sur ces sujets. À elles de se définir si elles le souhaitent ou de refuser toute définition. Il serait stupide pour un homme de se mettre à leur place. Les questions traitées ici n’intéressent d’ailleurs probablement guère les femmes en lutte, affrontées à des urgences théoriques et pratiques.
Pour parodier un graffiti de 1968, disons que nous ne voulons pas servir les femmes; que les femmes se serviront toutes seules. Nul homme aujourd’hui ne peut parler ni pour les femmes, ni pour une femme. Ni à leur place, ni à sa place. Il peut souhaiter n’être ni leur ennemi, ni leur interprète.
Il se contente d’interroger le regard que les hommes, en Occident, ont porté sur les femmes. Il questionne les manières dont les femmes ont été figurées et, le plus souvent, défigurées. À partir de tableaux, de sculptures, à partir des discours qu’ils illustrent, des discours qu’ils suscitent, il rencontre des images masculines de la femme. Il s’aperçoit que ces figurations et défigurations constituent, assez fréquemment, un instrument pour instaurer la haine entre les sexes, pour renforcer le pouvoir des classes dominantes, pour rendre les femmes plus malheureuses et par conséquent pour brimer aussi les hommes. Car tout homme a intérêt à ce que les femmes deviennent plus libres, plus autonomes. Mais il ne connaît pas toujours ses intérêts.
André Breton a souligné, dans Arcane 17, le gâchis produit par les idéologies «phallocentriques», les aberrations masculines des luttes pour le pouvoir: «Le temps serait venu de faire valoir les idées de la femme aux dépens de celles de l’homme, dont la faillite se consomme assez tumultueusement aujourd’hui.»
À tort ou à raison, certains hommes espèrent beaucoup d’une mutation de la société dans laquelle les femmes refuseraient l’oppression, les répressions. Cette mutation ne saurait être totale dans une société dont l’économie continuerait à fonctionner selon des rapports d’exploitation et de domination.
Les petits textes qui constituent ce livre, disséminés selon l’ordre alphabétique, on les trouvera nécessairement trop et trop peu fous. On sera amené à y rencontrer des préjugés, des fantasmes, des petits mythes personnels, des délires minuscules, et bien des platitudes. Tant pis ou tant mieux. Qui refuse les discours suivis, les démonstrations ronronnantes et le style stéréotypé s’expose à ces risques.
Il faut ajouter qu’en droit ce pseudo-dictionnaire est infini. À chaque lecteur, à chaque lectrice de le compléter.
Références : A. Breton, Arcane 17, Paris, J.-J. Pauvert, 1965, p. 62.
Voir aussi: Morceaux (Femme en).
ANARCHIE. – Voir: Jaël, Chien, nègre et violon.
ANIMALITÉ. – Le plus souvent l’usage de la métaphore animale pour désigner une femme intervient ici de manière péjorative. Elle s’accompagne d’un humanisme triomphant, d’un mépris pour les bêtes, pour les plantes, pour l’univers. Humanisme, phallocentrisme, haine et viol de la nature s’accordent alors pour définir ce que nous nommons civilisation et qui se révèle barbarie cruelle: massacres sans mesure d’animaux sauvages, transformation et gavage d’animaux domestiques, épuisement de la terre, colonialisme, racisme, écrasement des minorités, esclavage de la femme. Et tout cela est justifié ou occulté par les beaux discours humanistes, par l’éloge de l’Homme. C’est-à-dire de celui qui, le plus souvent, détient encore le monopole du pouvoir, du savoir, de la parole: blanc, mâle, adulte, «normal», en accord avec l’idéologie qui domine sa société.
Hors de cet humanisme, la métaphore animale n’est pas nécessairement péjorative. Si j’admire les animaux libres, leur violence et leur séduction, je glorifie celle que je compare à eux. Certaines femmes, peu soucieuses de faire l’éloge de l’homme, peuvent délibérément choisir de se vouloir au plus près de l’animal: femmes-serpents, femmes-jaguars, femmes-oiseaux. Hélène Cixous réaffirme ainsi sa part de non-humanité: «La femme tient de l'oiseau et du voleur comme le voleur tient de la femme et de l’oiseau: illes passent, illes filent, illes jouissent de brouiller l’ordre de l’espace, de le désorienter, […], de chambouler le propre.» Et il n’est sans doute nulle tâche plus urgente que de briser les séparations, les catégories, les hiérarchies. Chacun peut et doit être simultanément (et comme le souhaiterait Charles Fourier) homme, femme; colombe, vautour, tigre, plante, parfum, couleur, nuage, etc. Lorsque les artistes et leurs commentateurs usent de métaphores animales dans leur approche de la femme, ils manifestent parfois cet anti-humanisme joyeux. Mais ils doivent se méfier car la culture humaniste récupère, falsifie la métaphore. Elle l’utilise pour dévaloriser simultanément le sauvage et la féminité. Et elle place les mouvements heureux du fauve dans son parc d’acclimatation. Elle s’offre des spectacles et transforme chacun en voyeur méprisant, tyrannique ou libéral.
Commençons par le pire: la peinture commandée à la fin du xixe siècle par une bourgeoisie triomphante, soucieuse de s’entourer des marques de ses triomphes, acharnée à mépriser les femmes, à asservir le monde et à l’épuiser. Une classe affirme ses préjugés et l’aveu parfois développe une rhétorique folle. Conservé aujourd’hui au musée Saint-Denis, Reims, Clair de lune à Laghouat (1897) d’Alphonse-Étienne Dinet suscite en 1903 un commentaire humaniste, raciste, sexiste; devant les corps nus de deux Algériennes, l’impérialisme s’avoue: «Ces petits corps féminins, du beau bronze doré, fermes et ronds, moites comme des amphores poreuses, ces petits corps tout frémissants, élégants, souples, félins et agiles, qui font penser à je ne sais quels animaux gracieux, doux et farouches, [le peintre] en connaît toutes les poses alanguies, câlines et impatientes, toute la mimique parlante et caractéristique, toute l’âme ardente et enfantine, aux jalousies de petites bêtes gâtées, aux convoitises de jeunes singes; cette âme candide et primitive qui se traduit dans les brusques variations des physionomies expressives, et dans les accents d’une voix qui prend tantôt les inflexions les plus fluides du chant des oiseaux et tantôt les fureurs et aboiements rauques des jeunes chacals. Il semble même qu’il nous fasse sentir l’odeur fauve et musquée de ces jeunes chairs sauvages.» La nostalgie et le mépris féroce se mêlent ici. L’érotisme du colonisateur ne s’occupe pas des sentiments des colonisées. L’adulte conscient et organisé évoque une «âme ardente et enfantine». Le capitaliste se moque des «convoitises de jeunes singes». Celui pour qui l’argent n’a pas d’odeur et dont la femme légitime se parfume avec une triste discrétion s’encanaille et imagine des odeurs fauves et musquées. Un tel texte montre aussi comment, dans certains cas, l’éloge de la jeunesse de l’autre constitue une manière d’avilir cet autre. On devine aisément ce que l’auteur pense des aboiements des vieux chacals, de l’odeur des vieilles chairs sauvages.
Le bestiaire féminin se situe donc entre deux pôles: entre le phallocentrisme humaniste et l’anti-humanisme où la femme se trouve sœur heureuse de l’oiseau et du fauve.
Illustrant en 1846 le livre de Louis Reybaud Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, Grandville dessine une femme aux yeux de vipère, redoutable.
La Méduse endormie (1896) du Belge Fernand Khnopff montre un grand oiseau de proie à tête féminine. Le même peintre, dans L’Art, nous fascine avec un léopard à tête de femme; le même tableau s’intitule aussi Les Caresses ou Le Sphinx. L’œuvre crée ainsi un système d’identification. Animalité: créativité artistique: énigme: volupté: féminité.
Jeune, peut-être vierge, la femme peut apparaître comme ce qui pique, bourdonne et ne travaille pas. Elle provoque: «Nous désirons tous (écrit René Char) la caresse de cette guêpe matinale que des abeilles désignent du nom de jeune fille et qui cache dans son corsage la clé de Balthus.»
Elle peut, au même âge, apparaître comme une oie. Dans La Famille Fenouillard, Christophe commente par un deuxième dessin une image où il a montré Artémise et Cunégonde Fenouillard qui chantent: «As-tu de ma prairie / Frôlé les blanches fleurs?» Il montre, dans ce deuxième dessin, deux oies qui déchiffrent une partition. Quelques pages après, devant leur père courageux, «ces demoiselles gloussent d’admiration et piaillent d’orgueil».
Sur un paquet de cigarettes de la marque belge Tigra, ce qui constitue la chevelure d’une fascinante tête de femme est une peau de tigre.
Dans The Labyrinth de Steinberg, une chatte à tête de femme s’appuie sur un oreiller; étendue, elle nous regarde, mystérieuse. Les vieilles femmes-oiseaux de Steinberg, américaines, autoritaires et chapeautées, sont moins séduisantes que la fille féline.
Dans un article de 1888, le grand critique Félix Fénéon souligne la misogynie de Degas et l’animalité qu’il impose à ses femmes. «Sans jamais côtoyer la caricature, avec, au contraire, gravité […], M.Degas poursuit le corps féminin d’une vieille animosité qui ressemble à de la rancune; il le déshonore d’analogies animales. Cette femme au tub (debout elle serait de face), jarrets tendus, les pieds et la main gauche unis, le bras droit encerclant les cuisses, présente un dos, une chevelure et trois pattes, et à préciser un aspect bassement canin s’attarde un instant la transportante sublimité des lignes; les genoux ramenés sous le ventre, la croupe haut et qui se gémine, les seins et la joue sur le tapis où s’implante perpendiculairement un avant-bras, une autre se rase comme les tigres des sépias d’Eugène Delacroix.»
Les tigresses feulantes et ondulantes ne cessent de revenir. Lorsqu’il perçoit les femmes comme tigresses, le pauvre Albert Samain (1858-1900), poète heureusement oublié, peut se prendre pour un fauve: «J’étais tigre parmi les tigresses lubriques / Dont l’échine ondulait de lentes pamoisons.»
Annette Messager, dans son Album-Collection n° 35, cite les qualitatifs donnés aux femmes. Parmi ces multiples qualitatifs, certains (avec gentillesse, parfois avec condescendance) renvoient au bestiaire: «Mon canard, mon lapin, mon rat, ma lionne, mon poussin, ma cocotte, ma poulette, ma morue, ma bichette, ma sauterelle, ma bête, ma souris, ma poule, ma grue, ma guenon… » Déjà, Baudelaire notait les «appellations bestiales» dans l’amour. Il y lisait la présence de Satan. «Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent, mon petit âne mélancolique. / De pareils caprices de langue, trop répétés, de trop fréquentes appellations bestiales témoignent d’un côté satanique dans l’amour; les satans n’ont-ils pas formes de bêtes? Le chameau de Cazotte, – chameau, diable et femme.»
Dans les légendes, dans les figurations, dans les textes, les métamorphoses se multiplient. Montrer des métamorphoses, c’est, pour l’imaginaire, accepter la logique des métaphores, les pousser à leur extrême. Lisez, relisez Michelet, dont Catherine Clément a souligné la lucidité: voyez la grande dame qui demande à la vieille sorcière de la transformer en louve: «Circé, au milieu de ses bêtes, ennuyée, excédée, voudrait être bête elle-même. […] Elle se sent captive, et elle a la fureur d’une louve qu’on tient à la chaîne. […] Quel bonheur! Chasser seule, au clair de lune, et seule mordre la biche, l’homme aussi, s’il en vient; mordre l’enfant si tendre, et la femme surtout, oh! y mettre la dent!… Je les hais toutes…» D’actuels romans de science-fiction donnent de séduisants portraits de femmes-louves: par exemple, la souple et féroce louve blanche aux yeux verts de Plus noir que vous ne pensez.
La femme peut aussi, dans d’autres histoires, se transformer (comme dans la chanson ancienne) en Blanche Biche, être chassée et mangée par son propre frère. Morte elle parle: «Vous n’avez qu’à manger, suis la première assise / Ma tête est dans le plat et mon cœur aux chevilles / Mon sang est répandu dans toute la cuisine / Et sur les noirs charbons mes pauvres os y grillent.» Ainsi se terminent les métamorphoses malheureuses.
…Et, dans l’archéologie de notre culture, également monstrueuses, également animales, la femme-péché et la femme parfaite s’affrontent en un faux conflit qui transforme chacune en reflet déformé de l’autre. Réveils et prodiges, le très beau livre de Jurgis Baltrusaitis, l’un des plus grands historiens et théoriciens actuels de l’art, nous informe sur elles. Un manuscrit, peut-être bohémien (1350-1360), montre la femme-péché avec une patte d’oiseau (Acedia, dégoût, indifférence) mordue par l’autre jambe qui a la forme de serpent (Invidia, envie); elle a une tête de loup au niveau de son sexe (Gula, gourmandise): dentue et la langue pendante, son sexe veut dévorer; ses mains tiennent un arc (Ira, colère) et un sac d’argent (Avaricia, avarice); des plumes de paon la couronnent (Superbia, orgueil). Quant à la femme parfaite, selon Brun von Schonebeck (vers 1275), elle a un cœur de colombe, des oreilles de lièvre, une langue de perroquet, des pieds de cheval pour piétiner les impudents.
Références : Catherine Clément / Hélène Cixous, La Jeune Née, Paris, UGE, coll. 10/18, 1975, p. 178, 15; Équivoques (peintures françaises du XIXe siècle), catalogue du musée des Arts décoratifs, 9 mars-14 mai 1973; F. Fénéon, Œuvres plus que complètes, Genève, Paris, Droz, 1970, t. I, p. 96; Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Éd. du Seuil, 1968, p. 627; J. Michelet, La Sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 146-147; J. Baltrusaitis, Réveils et prodiges: le gothique fantastique, Paris, A. Colin, 1960, p. 308-309; Jack Williamson, Plus noir que vous ne pensez, Paris, Denoël, 1972.
Voir aussi: Dévoration, Odalisque-Plésiosaure, Outil, prétexte, bête.
ARISTOTE (vers 384-v. 322). – Voir: Homme-monture.
Écrit par un individu masculin, le livre ne porte pas directement sur la féminité. Il interroge les regards que les hommes, en Occident, ont dirigé sur les femmes. Il questionne les manières dont elles ont été figurées et, le plus souvent, défigurées. À partir de peintures, de sculptures, de discours liés à ces œuvres, il décrit des images de la femme. Ces figurations constituent souvent des instruments qui instaurent la discorde et parfois la haine entre les sexes, rendent les femmes plus malheureuses et par conséquent briment aussi les hommes. L’ouvrage se présente comme une parodie de dictionnaire. L’article Coupeuses de tête suit l’article Cornes et précède l’article Culotte. Il y a aussi Joueuses, Judith, Labyrinthe, Laurier, Leçon de miroirs (…), Seins, Sœurs, Suicidée de la société, Supplices, Suzy, etc.
Philosophe, critique d’art, professeur émérite à la Sorbonne, Gilbert Lascault a publié une trentaine d’ouvrages, parmi lesquels Le Monstre dans l’art occidental. Peinture et littérature l’ont conduit naturellement vers Max Ernst, Robert Malaval, Christian Boltanski ou encore Italo Calvino.
Préface de Mikel Dufrenne