Hegel

Hegel

Penseur du politique
Paru le 5 octobre 2006
ISBN : 2-86645-631-9
Livre en librairie au prix de 22 €
272 pages
Collection : Les marches du temps
Thèmes : Philosophie & Politique
Chapitre premier


LA RÉCEPTION CONTROVERSÉE
DE LA PENSÉE POLITIQUE DE HEGEL





Comment entrer dans la pensée politique de Hegel ? Il vaut mieux, tout d’abord, éviter de parler de philosophie politique pour ne pas restreindre abusivement le champ de la réflexion hégélienne, qui n’est pas une philosophie spécialisée, mais un système qui met en œuvre le principe que « Le vrai est le Tout ». Il est indispensable de situer historiquement l’œuvre de Hegel, et de comprendre que les tensions politiques fortes entre progressistes et réactionnaires, dans les années de la Restauration (1815-1830), ont entraîné des lectures opposées de la grande œuvre « politique » de Hegel. Mais la grandeur de Hegel est d’avoir pensé la métaphysique et la politique, l’art, la religion et la philosophie, dans un ensemble d’une exceptionnelle cohérence.
La pensée politique de Hegel commence avec la Révolution française, mais elle n’est vraiment connue que par la publication en 1821 des PPD qui furent un véritable succès de librairie. Aujourd’hui encore, les PPD sont l’œuvre la plus connue de Hegel, l’œuvre réputée la plus lisible, comme si elle représentait le moment où le système hégélien, sortant de lui-même, allait à la rencontre d’un vaste public cultivé, et ne se contentait pas de s’adresser au très petit nombre de gens qui ont, une bonne fois, pris la décision de philosopher, et, peut-être par voie de conséquence, de s’enfermer dans l’ésotérisme de la pure philosophie.
Critiquée par Marx dans un article des Annales franco-allemandes, comme une forme caractérisée de l’idéalisme philosophique incapable de justifier la particularité de la réalité sociopolitique, cette œuvre est devenue sous la plume du théoricien du communisme un symbole de l’étatisme bureaucratique prussien. « Hegel va presque jusqu’à la servilité. On le voit totalement contaminé par la misérable arrogance du fonctionnarisme prussien, qui, dans son étroit esprit bureaucratique, regarde la confiance en soi-même de l’opinion (subjective) du peuple. Partout ici l’État s’identifie pour Hegel avec le “gouvernement1”. » On doit être reconnaissant à Marx d’avoir, d’une part, vu juste en soulignant fortement l’idéalisme radical de la philosophie hégélienne du droit, et, d’autre part, d’avoir fait des PPD une œuvre aussi exemplaire, aussi emblématique, que la République de Platon : c’est ainsi que ces deux chefs-d’œuvre sont devenus les symboles immortels, immensément célèbres, de l’illusion philosophique en matière de politique, à savoir de l’étatisme autoritaire fondé sur la souveraineté de l’Idée. Karl Popper ne s’y est pas trompé quand il a associé Hegel à Platon dans ce qu’il appelle la chaîne reliant Platon au totalitarisme moderne2, usant abusivement du terme « totalitarisme » pour désigner cette suprématie de l’État, alors que ce concept n’a de sens qu’à propos des systèmes politiques fascistes ou communistes qui réussissent à pervertir les consciences individuelles en leur ôtant tout moyen de réagir contre l’autorité arbitraire du pouvoir politique. La gloire de Hegel n’en reste pas moins d’avoir égalé Platon, et on peut considérer la critique communiste de Marx et la critique ultralibérale de Popper comme d’involontaires hommages.
Dès l’époque de Hegel, cette œuvre a suscité des polémiques et des critiques de toutes sortes, exposées en détail dès 1857 par Rudolf Haym dans un livre célèbre, Hegel et son temps3. Pour certains, Hegel est rétrograde et a complètement renoncé à son enthousiasme de jeunesse en faveur de la liberté et de la Révolution française ; pour d’autres, au contraire, il s’oppose à la tradition, au droit divin, au fondement théologique de l’ordre juridique. En fait, pour comprendre la signification des PPD, il faut chercher comment Hegel en est venu à écrire cette œuvre, en montrant son évolution personnelle, et suivre ainsi une orientation historique respectueuse de la chronologie ; il faut aussi préciser la place de cette œuvre dans le système hégélien, et la considérer alors d’un point de vue purement philosophique et intra-systématique ; c’est alors seulement qu’on peut apprécier l’art avec lequel Hegel a su mêler les analyses empiriques précises et les cadres de réflexion purement spéculatifs.
L’origine des PPD de Hegel n’est pas à chercher dans une réflexion livresque sur les philosophies politiques antérieures, antiques, médiévales ou modernes. Quelle que soit leur richesse, Hegel ne s’y est pas particulièrement intéressé, et il ne les mentionne qu’à titre marginal. L’origine de la réflexion hégélienne est d’abord, et avant tout, la vie politique de son temps en ses points principaux : en premier lieu, la Révolution française, cet événement historique qui a changé la face du monde, comme l’avaient changée la venue du Christ et la Réforme de Luther ; en second lieu, la personnalité historique de Napoléon, car, pour Hegel, l’histoire n’est rien sans les hommes qui la font ; enfin, et malheureusement, la Restauration et le système de Metternich, autrement dit l’esprit de l’absolutisme monarchique incapable de penser un système politique adapté au XIXe siècle. Pour Hegel, la philosophie ne doit pas être édifiante, et doit s’en tenir au concept ; en politique, elle ne doit pas déplorer ce qui arrive, et s’associer au chœur des pleureuses, aux lamentations sur la misère des temps ; car, pour lui, un peuple n’a que ce qu’il mérite en matière de gouvernement. Il faut s’en tenir à la rationalité philosophique. La réflexion sur les événements politiques, si elle veut bien être philosophique, ne peut se faire qu’à partir d’un système philosophique. C’est ce système qui éclaire les PPD, avec une référence constante de Hegel à l’Encyclopédie des sciences philosophiques (Heidelberg, 1817), et une référence plus rare et assez circonstancielle à la Logique (1812-1816).
Pour entrer dans la pensée hégélienne du politique, on doit d’abord situer la philosophie du droit comme Esprit objectif dans la pensée hégélienne, à l’intérieur du système hégélien, et en donner une brève présentation synthétique, avant d’aborder les problèmes historiques et philosophiques que pose cette grande pensée du politique. La première partie (chapitres Ier à IV) est consacrée à cette présentation générale.
La deuxième partie (chapitres V à VIII) présente les origines schellingiennes de la signification hégélienne du droit comme une nature objective voulue par les hommes. Elle analyse le contenu propre de l’Esprit objectif, car ce que Hegel appelle « droit » n’est pas un code de dispositions juridiques, mais l’ensemble des institutions humaines dans le domaine social. Ce sont toutes les modalités du vivre ensemble qui reçoivent le nom de droit et constituent une sphère particulière de l’esprit, l’Esprit objectif. Deux notions fondamentales apparaissent alors : celle de la réalité effective, et celle de l’autorité. Il faut comprendre la façon dont Hegel pose les instruments d’une pensée du politique, avec la « volonté libre » sa réalisation comme « effectivité », et son accomplissement comme « État ». C’est ce qui a valu à Hegel de passer pour un penseur « étatiste », voire totalitaire avant la lettre, alors qu’il est un penseur libéral qui conçoit l’État comme un ensemble organique, une harmonie politique des citoyens.
La troisième partie (chapitres IX à XIII) traite de l’actualité de la philosophie hégélienne du politique. Tout d’abord le problème de l’autorité et du pouvoir, ensuite la propriété du corps, puis l’analyse des différentes formes de la conflictualité, le rapport de la communauté politique à la communauté morale, et enfin le problème de la politique internationale, de la guerre et du droit international. Cette dernière partie laisse une large place à la discussion des positions hégéliennes.
Chapitre II


LA PLACE DES « PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT » DANS
L’ÉVOLUTION DE L’ŒUVRE HÉGÉLIENNE





Le moment de la publication

Hegel publie ses PPD en octobre 1820, la page de titre portant la date de 1821. Il est devenu, assez tardivement, professeur à l’université de Berlin en 1818. C’est le moment de sa plus grande gloire, qui sera interrompue par sa mort prématurée en 1831. On doit souligner que Hegel n’a pas eu une carrière rapide comme Schelling qui était de cinq ans plus jeune que lui. C’est seulement en 1816, c’est-à-dire à quarante-six ans, que Hegel est devenu professeur ordinaire à l’université de Heidelberg, sans percevoir pour autant un salaire supérieur à celui qu’il percevait comme recteur du lycée de Nuremberg (où il touchait des émoluments supplémentaires attachés à l’enseignement de la philosophie et à la tâche de référendaire en matière d’enseignement pour la ville). Mais la chaire de Berlin, acceptée deux ans plus tard, après négociation des honoraires, fut une vraie consécration, car les étudiants n’étaient pas bien nombreux à Heidelberg, alors que l’université de Berlin, récemment créée, attirait les juristes, les philologues, les théologiens et les philosophes ; en effet, Fichte avait occupé la chaire de philosophie jusqu’à sa mort subite en 1814.
De la part de Hegel, la publication des PPD était destinée à susciter immédiatement l’intérêt de tous ceux qui s’intéressaient à la politique ; et l’époque avaient été singulièrement agitée sur ce plan, depuis la Révolution française de 1789. En particulier les conquêtes napoléoniennes, puis la défaite de Napoléon, et l’installation du sytème de la Restauration laissaient les esprits inquiets. En 1807, dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit, Hegel notait que son époque était une époque de gestation ; c’était dire que l’histoire avait tourné une page, qu’un ancien monde avait fini et qu’un nouveau commençait à apparaître. Ce n’est pas sans émotion que Hegel écrit :

Au demeurant il n’est pas difficile de voir que notre temps est un temps de naissance et de passage à une nouvelle période. L’Esprit a rompu avec le monde précédent de son existence et de sa représentation, et il est en mesure de le faire sombrer dans le passé, et il travaille à sa propre transformation1.

Le propre de l’Esprit est de se constituer des mondes où il se reconnaît ; la Cité grecque, l’époque des Lumières furent de ces mondes. Hegel fait ici allusion à l’Ancien Régime, que la Révolution française a relégué dans le passé, tout en laissant la tâche à l’époque napoléonienne de constituer positivement un nouveau monde. Mais en 1820, la situation a mal tourné, et les idées révolutionnaires ne sont plus de mise. On comprend alors qu’un ouvrage de philosophie comme les PPD visait donc à toucher un public bien plus large que le public étroit des spécialistes de la philosophie, et devait ainsi assurer à son auteur une reconnaissance indiscutable, même au plus fort des polémiques qu’il allait susciter.
À Heidelberg, en 1817, Hegel avait pour la première fois publié un résumé de son système pour servir de manuel à ses étudiants, l’Encyclopédie des sciences philosophiques. La notion de science philosophique, ici employée dans le titre même du livre, est redevable à Fichte, et à sa conception, maintes fois répétée, de la philosophie comme doctrine de la science. En effet, la science ne doit pas se confondre, comme on le fait sans cesse aujourd’hui, avec les sciences particulières, exactes, naturelles ou humaines. Le concept hégélien de système de la science désigne l’encyclopédie, autrement dit l’ensemble de tout ce que la philosophie nous apprend, c’est-à-dire, en d’autres termes encore, le Savoir absolu. La logique est la science de la pensée pure, première partie du système de la science. En 1816, Hegel avait achevé la rédaction de sa Logique, en un second tome consacré au développement dialectique de l’Idée elle-même, intitulé logique subjective ; le premier tome était paru en 1812, et consacré à la logique objective. Cette Logique est, d’après son auteur, une « théologie spéculative » ; Hegel est pleinement maître de sa pensée, mais l’ouvrage est d’une difficulté redoutable, par son abstraction même. Les PPD renvoient souvent, pour l’explication des concepts pris pour eux-mêmes, au texte de la Logique. Mais, précisément, la sphère du droit n’a pas pour objet de pures abstractions ; elle ne se meut pas dans le seul royaume des idées ; elle renvoie à des réalités empiriques que chacun peut appréhender, comme la propriété, la personne, la famille, les contrats, l’État.

L’intérêt de Hegel pour la vie politique de son temps

Or, avant cette publication de 1821, Hegel s’était toujours beaucoup intéressé à la vie politique. Il avait critiqué avec ironie la situation déplorable de la politique allemande dans sa jeunesse en un texte inédit, La Constitution de l’Allemagne1 ; il s’était enthousiasmé pour la Révolution française2, il avait admiré Napoléon, « cette âme du monde », et salué son entrée dans Iéna en 1807, avant de s’apercevoir de tous les malheurs qu’entraînait la guerre (déplacement des personnes, spoliation des biens personnels, fermeture des universités, absence de paiement des salaires, etc.) ; il restera fidèle à son inspiration profondément libérale, à son hostilité radicale à l’idéologie proprement réactionnaire de la Restauration. Mais c’est seulement durant le semestre d’hiver 1817-1818 qu’il fit publiquement un cours de philosophie politique intitulé Leçons sur le droit naturel et la science de l’État1, où le thème de la rationalité du réel est déjà un leitmotiv, sous la forme volontariste suivante : « Ce qui est rationnel doit se produire. » Les nuances d’accentuation, les variations dans les exemples choisis, les libertés face au schéma général de l’exposé font partie de la pédagogie hégélienne. Il n’est pas possible ici de faire état des variations politiques de Hegel, mais on peut seulement souligner, à la suite d’Otto Pöggeler, que la situation politique était alors extrêmement mouvante et changeait d’une année à l’autre. Quand Hegel se rendit à Berlin, à l’automne de 1818, il pensait se rendre dans l’État le plus moderne d’Allemagne, dans un État qui allait adopter le système politique qui avait sa préférence, à savoir la monarchie constitutionnelle. Il était appelé à Berlin par un ministre libéral, von Altenstein2, qui lui avait promis une place à l’Académie des sciences de Berlin, place qui l’aurait libéré des tâches enseignantes. Mais l’assassinat de Kotzebue, l’échec du projet de constitution de la Prusse, renforcèrent la tendance rétrograde de la Restauration, et les décrets de Karlsbad marquèrent un coup d’arrêt aux espoirs des libéraux.
On peut dire que la philosophie politique occupa la place la plus importante dans la pensée de Hegel de 1817 à 1825, si l’on suit les programmes des cours universitaires du philosophe3. Mais il faut aussitôt ajouter que la réflexion politique est une préoccupation constante pour ce dernier. N’est-ce pas lui qui affirma, dans une note de l’époque d’Iéna4, que la lecture du journal était la prière quotidienne du philosophe1 ? S’il s’est affirmé publiquement en matière de philosophie politique à partir de 1817, c’est qu’il était à la fois en possession de son système, dans lequel la théorie du droit occupe une place déterminée dans l’Esprit objectif, place qui n’est en rien la place centrale, et en possession d’une chaire de philosophie assurée et stable. Il n’apparaît pas invraisemblable de dire que Hegel, après avoir livré dans sa grande Logique ce qui est, selon sa propre expression « l’âme du système », voulut en donner une application éclatante sur le problème du droit où sa pensée était mûre.

Les deux titres de l’ouvrage

L’ouvrage a deux titres, le premier est Principes de la philosophie du droit, le second, Droit naturel et science de l’État. Comment comprendre cette dualité ? Le premier titre semble renvoyer à une discipline juridique, la philosophie du droit ; or, Hegel assimile le droit à l’Esprit objectif, mais il n’a pas projeté d’intituler son livre « Principes philosophiques de l’Esprit objectif ». Les principes traduisent ici Grundlinien, c’est-à-dire, mot à mot, les « lignes fondamentales », qui renvoient au concept d’Esprit comme seul principe capable de rendre compte à la fois de l’unité et de la division. Ce concept d’Esprit est surdéterminé chez Hegel, touchant à la physiologie et à l’animalité naturelle sous sa forme la plus humble, et à la théologie sous sa forme la plus haute. L’Esprit objectif désigne les institutions humaines, par lesquelles l’Esprit se crée lui-même et peut ainsi prendre conscience de lui-même. L’œuvre de Hegel peut donc être comprise comme une sociologie philosophique idéaliste, avant l’existence de toute sociologie au sens propre ; on peut l’appeler une anthropologie politique, comme le fait Rüdiger Bubner, en soulignant que Hegel n’aurait pas admis cette dénomination1. De fait, les institutions humaines doivent d’abord être comprises dans leur Idée, ce qui conduit Hegel à l’Idée de l’État, puis elles sont médiatisées par l’histoire. Et Hegel a, dès l’année 1822, commencé un enseignement spécifique de Philosophie de l’histoire, qui obtint le plus grand succès, mais provoqua les contresens les plus grands. L’analyse philosophiques des formes juridiques, des lois positives, occupe une très petite place dans la dernière partie de l’ouvrage de Hegel (§ 209-229) ; on peut ajouter à ces paragraphes ceux qui concernent l’aspect négatif du droit séparé (abstrait), à savoir la répression des délits, des fraudes et des crimes (§ 82-103). Les juristes ne trouvent pas vraiment leur compte dans le texte hégélien, car le droit, au sens juridique, ne constitue pas une sphère autonome pour Hegel, mais un aspect négatif ou simplement réglementaire des institutions que l’Esprit se donne.
Le second titre de l’ouvrage correspond aux usages universitaires de l’époque, Droit naturel et science de l’État, Hegel ne se préoccupe pas du tout de situer son travail par rapport aux théoriciens du droit naturel, dits jusnaturalistes. Hegel ne traite pas le politique en spécialiste de la philosophie politique. Dès Iéna, il avait abordé le problème du traitement scientifique du droit naturel, dans un grand article de 1802-18032. En fait Hegel montrait que la considération empirique du droit est absolument non scientifique, au sens qu’il donne à la science, c’est-à-dire non philosophique. Cependant, Hegel était déjà particulièrement sensible aux mœurs, dans leur diversité qu’il considère comme une déformation bigarrée de la vitalité éthique qui est elle-même le droit. Nous comprenons mieux dès lors pourquoi il parle de « droit naturel », se référant par là à l’antique tradition jusnaturaliste. C’est dans la philosophie de Platon, dans la République, dans les Lois, qu’il est montré que la citoyenneté implique des lois, et que la liberté politique implique un ordre de la Cité fondé sur la connaissance du Bien en soi. Le droit naturel n’est pas autre chose que la réalisation effective de la volonté libre, et il est philosophique en lui-même, alors que le droit positif, celui des juristes, n’est qu’une considération abstraite de l’expérience sociale immédiate. La réalisation de la liberté dans la société avait déjà été traitée par Fichte en 1796 dans son Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science. Hegel reprend le sujet dans les mêmes termes, tout en remplaçant les principes de la doctrine de la science par le développement de l’Idée pure par elle-même, autrement dit par la Logique. Au § 4 des PPD, Hegel expose très fortement sa propre conception : « Le sol du droit est en général la réalité spirituelle, et son lieu et son point de départ sont d’abord la volonté, qui est libre, de telle sorte que la liberté constitue sa substance et sa détermination, et que le système du droit est le royaume de la liberté réalisée effectivement, et que le monde de l’Esprit est tiré de celui-ci même comme une seconde nature. » En ce sens, on peut dire que le droit naturel est la philosophie que se donne le droit dans les institutions sociales créées par la volonté libre. Hegel n’a pas voulu constituer un modèle utopique dans le domaine juridique ; il a voulu montrer la détermination du droit naturel comme idée du droit. Le droit naturel ne tient pas sa vérité de la nature des choses, mais de la nature de l’Idée. Il est droit naturel en tant que droit essentiel. Ce droit, qu’on peut appeler naturel, essentiel, fondamental ou originaire, c’est la liberté. La réalisation effective de cette liberté de la volonté ne peut se faire que dans des institutions multiples, qui ne seront pas seulement des Idées, mais seront soumises à l’histoire. L’historicité du droit est sa naturalité ; c’est en ce sens qu’il n’est qu’une seconde nature. L’expression « droit naturel » signifie donc que le droit n’est pas conventionnel, ne résulte pas d’un contrat ou d’un compromis empirique, ce que les jusnaturalistes anciens avaient vu ; il signifie « droit rationnel » au sens où les institutions humaines appartiennent par elles-mêmes au développement immanent de l’Esprit.
Qu’en est-il dès lors de la seconde partie du deuxième titre de l’ouvrage ? Hegel a expliqué qu’habituellement on séparait le problème du droit naturel de celui de l’État, mais qu’il refusait quant à lui cette division superficielle, dans la mesure où c’est dans l’État, et seulement dans l’État que la liberté, droit naturel, peut trouver sa vérité et son statut. C’est ainsi que la science de l’État occupe la moitié du livre ; elle nous présente la vérité de la vie sociale des hommes, et se termine par une brève analyse du droit international et de la place des peuples dans l’histoire, sous la forme d’une théorie des quatre empires. La science pure de l’État ne se soucie que de l’essence du droit étatique ; mais du point de vue externe, l’Idée de l’État se charge d’empiricité et entre dans l’histoire, donc dans la contingence. Hegel ne détermine pas précisément le concept du politique, dans la mesure où il associe le politique au sens platonicien, à savoir l’Idée de l’État philosophiquement déployée, et le politique au sens aristotélicien, c’est-à-dire les politiques empiriques, diverses et conflictuelles1. C’est ce second aspect que Hegel traitera pour lui-même dans ce qui deviendra la philosophie de l’histoire, qui fit l’objet de cinq cours dont le dernier fut interrompu par la mort de Hegel.

La Préface et le pessimisme politique de Hegel

Quand on a situé l’évolution personnelle de Hegel dans le sens de la philosophie du droit, on doit se demander alors ce que signifie cette longue Préface, présentée par l’auteur comme un hors-d’œuvre, mais très justement célèbre et très controversée. Cette fameuse Préface a été interprétée en des sens différents2. On ne retiendra que les points essentiels. Hegel y rappelle sa conception de la philosophie comme système, comme tout articulé, et déplore l’état lamentable de la philosophie en son temps, état qui justifie le mépris de la philosophie qui consiste à croire que chacun peut, en exprimant ses opinions subjectives, faire de la philosophie. Le spontanéisme subjectif n’a rien à voir avec l’exigence philosophique d’un système du vrai, d’une science philosophique. À vrai dire, ces critiques un peu lourdes, sous la plume de Hegel, ne nous apprennent rien de neuf. Il faut les lire en cherchant à leur restituer un sens positif, impliqué dans la critique sévère de l’époque.
On a généralement retenu de cette Préface quelques slogans provocants, et difficiles à rendre compatibles entre eux :
1. l’adage Ce qui est rationnel, c’est ce qui est réel ; et ce qui est réel, c’est ce qui est rationnel.
2. La philosophie est son temps conçu dans la pensée.
3. Reconnaître la raison comme la rose dans la croix de l’expérience présente (c’est là la tâche de la philosophie).
4. La philosophie vient toujours trop tard pour enseigner comment le monde doit être.
Avant même d’indiquer le sens de ces maximes trop souvent isolées de leur contexte, il convient de remarquer qu’il n’y a aucune allusion à la vie politique du temps dans la Préface de Hegel. Le seul fait évoqué est l’attitude ridicule de Fries, éternel concurrent de Hegel en philosophie, qui est présenté comme le sommet de la platitude et l’apôtre de la bouillie du cœur. Il n’y a pas chez Hegel la moindre trace de démagogie à l’égard des étudiants libertaires qui provoquèrent la réaction autoritaire des monarchies allemandes. En fait la Préface est politiquement très prudente. Mais cette prudence liée aux circonstances correspond à une thèse philosophique de fond ; c’est que, pour Hegel, la philosophie politique n’existe pas à titre séparé. Les PPD sont une œuvre de philosophie du politique, mais en aucun cas une philosophie doctrinaire, encore moins la philosophie réduite à une prise de parti politicienne. Marx a bien compris Hegel quand il voit dans cette œuvre un modèle d’idéalisme abstrait, car il est en effet impossible d’en tirer une doctrine d’émancipation, une discussion des thèses partisanes du moment. La philosophie hégélienne du droit est une partie totale du système entier que son auteur nomme philosophie de l’Esprit objectif.
Le pessimisme politique de Hegel s’exprime dans l’axiome final de la Préface, que nous avons indiqué sous le numéro 4. La philosophie n’a pas pour tâche de déterminer l’idéal vers lequel les hommes doivent tendre. L’État hégélien ne sera donc pas un idéal à réaliser par les hommes. Les hommes désorientés croient pouvoir se tourner vers les philosophes pour leur demander des prophéties sur l’avenir. Hegel tient à les décevoir. La pire critique qu’on pourrait faire de la théorie hégélienne de l’État serait de dire qu’elle anticipait sur ce que sont aujourd’hui les États modernes. Hegel n’a pas cherché à prévoir ; il a dégagé les éléments rationnels que manifestaient certains États de son temps. On peut penser que Hegel regrette que la philosophie ne puisse que comprendre ce qui a eu lieu, comme la chouette de Minerve qui prend son vol à la tombée du crépuscule. L’histoire est pleine d’échecs, et la philosophie n’influe pas sur le cours de l’histoire.
Mais ce pessimisme n’est-il pas contredit par le premier adage qui affirme l’identité du réel et du rationnel ? On a voulu voir dans cette identité la renonciation du philosophe à être le défenseur de la justice contre les multiples iniquités qui se réalisent dans l’histoire. On a cru aussi que Hegel affectait la réalité empirique immédiate d’une rationalité immanente et totale. Or Hegel utilise un concept logique du réel, qui ne désigne ni l’immédiateté sensible, ni le phénomène empirique ; le mot wirklich signifie « effectif », « effectivement réel », et ne désigne pas ce que l’on constate dans l’expérience, mais ce qui vient à l’existence à partir de son intériorité essentielle; en se manifestant, l’essence devient réalité effective. Ainsi, par analyse interne de l’effectivité, on ne peut manquer de trouver sa rationalité. Bien des choses existent qui ne sont pas effectivement réelles ; ainsi, tout ce qui, dans la vie d’un peuple ou d’un homme, relève de la pure contingence n’est pas effectivement réel. Ainsi l’alternance de la guerre et de la paix, relevant de la volonté arbitraire des princes, n’a pas de réalité effective ; car elle ne fait pas sens pour le philosophe, pas plus que la façon dont les nourrices emmaillotent les bébés, ainsi que tout ce qui relève de la contingence, des coutumes particulières à chaque peuple.
Comment comprendre alors le deuxième adage selon lequel la philosophie est son temps conçu par la pensée ? Cela ne signifie pas que la philosophie soit le produit de l’histoire. Car on ne comprendrait guère alors que la philosophie grecque soit pour Hegel comme la patrie de la philosophie, qu’elle lui parle le langage de l’éternité. Le philosophe ne surpasse pas le monde qui lui est contemporain ; il est la raison comme esprit conscient de lui-même. Ce que Hegel rejette absolument, c’est le principe d’utopie ; la philosophie ne parle pas d’un au-delà imaginaire ; elle ne fait que comprendre le sens du présent. Exprimant la vérité substantielle de son époque, la philosophie écarte le superficiel et l’éphémère comme non substantiel et élève les phénomènes importants de la vie politique au niveau de la pensée. On verra plus loin le sens systématique d’une telle élévation.
Enfin, le dernier axiome souvent commenté est l’allusion à la secte des Rose-Croix dans la phrase suivante : « Reconnaître la raison comme la rose dans la croix de l’expérience présente, et par là se réjouir de celle-ci, cette visée rationnelle est la réconciliation avec l’effectivité dont la philosophie octroie la compréhension à ceux qui, une bonne fois, en ont ressenti l’exigence intérieure. » L’alliance de la rose et de la croix est d’abord une réminiscence luthérienne ; le blason de Luther est une croix noire sur un cœur couronné de roses blanches, avec une légende : « Le cœur du chrétien va sur des roses, quand il est sous la croix. » On peut penser que, pour Luther, la signification de cet emblème est que seule la foi peut donner la joie promise à ceux qui endurent le sacrifice de la croix en suivant le Christ1. Mais comment Hegel s’approprie-t-il cette pensée de Luther ? Il a toujours protesté de sa conviction personnelle de luthéranisme, tout en refusant de laisser à la foi ce qui lui semblait l’objet propre de la philosophie, à savoir Dieu, non pas l’idée générale de Dieu, mais la Trinité divine de la révélation chrétienne. Mais, dans la Préface qui nous occupe, il s’agit d’une tâche de la philosophie sachant discerner le réel effectif. La philosophie opère la réconciliation entre la raison (la rose) et la croix (la réalité effective). En ce sens le pessimisme hégélien à l’égard du cours du monde n’empêche pas sa philosophie d’être joyeuse de montrer la vérité. On a parfois pensé que la dialectique hégélienne était comme un moulin qui réduit en une même farine toute la diversité des choses. L’image de la rose dans la croix montre un tout autre sens de la dialectique ; il s’agit de discerner l’élément rationnel dans les conflits et les épreuves dont l’histoire abonde. À mots couverts, Hegel pense que la croix de l’expérience présente (en 1819-1820) est le succès des forces réactionnaires contre les idées de la liberté propagées par Napoléon ; mais il n’accorde pas à la philosophie le droit de s’indigner, de protester, de s’abaisser ainsi au rang des démarches impulsives dignes des hommes politiques ou des journalistes…
Comme le montrera l’étude de la place de la philosophie du droit dans le système hégélien, la rose dans la croix est une allusion à l’intrication spécifiquement hégélienne de la philosophie et de la révélation chrétienne. Le tragique de la croix du Christ est emblématique pour la spéculation hégélienne, qui se fonde sur elle très explicitement, et sans aucune hésitation, depuis le célèbre finale de Foi et savoir (1802)1. Mais la philosophie, en s’appropriant le Vendredi saint qui devient ainsi Vendredi saint spéculatif ne s’établit pas dans la déploration ; elle ne joue pas le rôle du chœur antique, comme dans la tragédie d’Eschyle ; elle comprend tout le tragique en comprenant le sacrifice du Christ sur la croix, mais c’est pour que « le concept ressuscite dans la sérénité suprême de la liberté ». Ainsi la philosophie sait voir la rose dans la croix, car elle sait dégager l’élément rationnel qui est la liberté absolue.
C’est ainsi que Hegel affirme d’une façon discrète, mais énergique, que sa philosophie du droit est indissociable de la révélation chrétienne qui fonde la spéculation philosophique tout entière. Les successeurs et adversaires de Hegel ne s’y sont pas trompés ; les vingt années qui ont suivi la mort de Hegel ont vu un grand débat théologique sur le problème de l’athéisme. Critiquer le christianisme, c’était abattre la philosophie hégélienne. Feuerbach et Marx ont vu juste, le premier sur le plan théologique, le second sur le plan politique. Quand Marx dit que le problème de la pensée politique en Allemagne est d’abord un problème religieux, il vise Hegel : en faisant du refus de la religion la base de l’engagement théorique en faveur de l’émancipation et de la liberté pour tous, il se présente comme le liquidateur de la philosophie hégélienne du droit, qui vise à établir la liberté absolue comme concept dont le politique ne peut pas offrir la réalisation totale, car cette liberté absolue n’est adéquate à elle-même que dans la philosophie qui réfléchit spéculativement la liberté absolue que Dieu a prise de devenir homme, de mourir sur la croix comme un voleur, et de ressusciter. Si le christianisme est faux, s’il est une illusion, s’il est l’opium du peuple, il ne reste rien de toute la philosophie hégélienne, telle que Hegel l’a voulue et effectivement réalisée.
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De la pensée politique de Hegel on a surtout retenu la théorie de l’État. En effet, Hegel a donné une version originale et moderne de la monarchie constitutionnelle en laquelle le consensus de toutes les sphères de la société civile est obtenu. Le domaine politique suppose une théorie des institutions en général, depuis le droit des affaires jusqu’au droit international. La famille est la racine naturelle de l’État, l’association professionnelle étant la racine morale. Sans force morale pour le soutenir, l’État n’est rien. Hegel répond aux questions de la propriété du corps, de l’autorité, des conflits et de la formation de la conscience, de la guerre inévitable entre les États quand toutes les ressources de la paix sont épuisées. Mais la souvenraineté de l’Esprit est supérieure à la souveraineté de l’État. Le libéralisme de Hegel intègre la société civile dans l’État et respecte les droits des individus ; mais il les soumet à des valeurs plus hautes, celles de l’art, de la religion chrétienne et de la philsophie.

Jean-Louis Vieillard-Baron, professeur de philosophie à l’université de Poitiers, dirige le Centre de recherche sur Hegel et l’idéalisme allemand. Spécialiste de l’idéalisme allemand et du spiritualisme français (Bergson et Lavelle), il a orienté ses travaux personnels vers la métaphysique en langue française et la philosophie de la religion. Son dernier livre paru est La Religion et la Cité, Paris, PUF, 2001