Revivre après
Me voici parvenu au terme d’un triptyque qui m’a fait passer successivement du ciel brumeux de Londres où se reconstruisait la France, à la terre africaine où se reconstituait une nouvelle armée. À côté de cette activité au grand jour, j’ai retracé la lutte souterraine d’une poignée de Françaises et de Français se battant dans l’ombre pour la libération d’une France pantelante et asservie.
L’Engrenage évoquait ces différents combats avec leurs héros sur les champs de bataille, dans la Résistance et les maquis ou leurs victimes dans les fossés du Mont-Valérien, alors que d’autres connaissaient les camps de la mort lente, tels ceux du convoi parti de Compiègne le 27 avril 1944, sujet de mon deuxième ouvrage D’un enfer à l’autre.
Conçu suivant une méthode analogue à celle de L’Engrenage ou D’un enfer à l’autre, Revivre après en est le prolongement. Hormis ceux disparus dans la fournaise concentrationnaire et dans les meurtrières marches de la mort, on y retrouve les mêmes protagonistes. Tous les rapatriés ne survivront pas au choc émotionnel du retour, quant à la plupart des autres, à l’hospitalisation succédera une convalescence plus ou moins longue, prélude à une réinsertion difficile.
Comme pour les deux précédents, j’ai restitué mes souvenirs et ceux de mes camarades avec toute la précision possible et tenté de donner à mon texte une forme chronologique, raccordant chaque fois que nécessaire les actions aux événements dont ils étaient les prolongements.
Sur les quelque 1 700 prisonniers confinés en gare de Compiègne marchandises, le 27 avril 1944 dans les wagons de la déportation, 833 retrouveront leur foyer mais moins de 600 y survivront durablement. Le 25 avril 1959, lors de l’Assemblée constitutive de l’Amicale des déportés tatoués du 27 avril 1944, les présents prononceront le serment de conserver un contact fraternel durable et surtout de ne jamais oublier le sacrifice de tous leurs camarades restés dans les camps.
Avec ce troisième et dernier livre bouclant notre déportation et ses conséquences, j’ai conscience d’avoir respecté le serment du 25 avril 1959, également conscience d’avoir rendu hommage aux quelque 50 000 morts sur les quelque 86 000 qui vécurent l’enfer concentrationnaire.
REPERES CHRONOLOGIQUES
18 janvier 1945 Évacuation d’Auschwitz par les SS.
25 janvier Libération du Stutthof.
27 janvier Libération d’Auschwitz par les troupes soviétiques.
12 février Évacuation de Gross-Rosen.
26 février Transfert des Nacht und Näbel de Ravensbrück vers Mauthausen et Bergen-Belsen.
4 avril Bombardement de Nordhausen.
5-6 avril Libération du camp d’Ohrdruf, kommando S 3 de Buchenwald.
8 avril Départ du premier convoi de Ravensbrück pour la Suisse, les autres suivront à destination de la Suède.
11 avril Libération de Buchenwald et de Dora.
13 avril Massacre de Gardelegen.
15 avril Libération de Bergen-Belsen.
18-26 avril Évacuation du camp de Neuengamme.
21 avril Évacuation de Sachsenhausen.
28-29 avril Libération de Dachau et de Ravensbrück.
30 avril Suicide d’Adolf Hitler dans son bunker à Berlin.
1er mai Libération à Crivitz et Schwerin de 18 000 survivants évacués de Sachsenhausen et de Ravensbrück.
3 mai Tragédie du Cap Arcona dans la baie de Neustadt-Lübeck.
5 mai Libération de Mauthausen.
8 mai Libération de Theresienstadt (Terezin) et capitulation de l’Allemagne.
20 septembre Ouverture à Toulouse du procès d’André Chrétien.
14 novembre Ouverture du procès de Nuremberg.
13-20 janvier 1946 Procès à Lyon de Francis André, dit «Gueule tordue», et des tueurs du MNAT.
1er octobre Verdicts de Nuremberg.
3 mars 1947 Verdict d’acquittement d’André Chrétien à Toulouse.
18 mai Procès à Toulouse de l’intendant Marquis et de la
23 juillet 1948 brigade des tueurs de Montpellier et de Toulouse.
1er avril 1954 Loi instaurant une journée nationale du souvenir des victimes de la déportation fixée chaque année au dernier dimanche d’avril.
INTRODUCTION
La Seconde Guerre mondiale éclate le 3 septembre 1939. Après quelques mois, au cours desquels Allemands et Français s’observent de part et d’autre d’un front immobile, elle explose le 10 mai 1940.
Ce jour-là, avions et blindés allemands submergent en quelques jours la Hollande, la Belgique et le Luxembourg avant de déferler sur la France. Malgré d’héroïques îlots de résistance et de rares succès locaux comme celui du colonel de Gaulle à Montcornet, avec près de 100 000 morts, plus de 1 850 000 prisonniers et les deux tiers du territoire occupés, l’armée française subit la plus cuisante défaite de toute l’histoire militaire.
Le maréchal Pétain, vieille gloire de la précédente guerre, appelé à la tête du gouvernement, demande l’armistice le 17 juin. Les conditions sont draconiennes : annexion de fait de l’Alsace et de la Lorraine ainsi que des départements du Nord et du Pas-de-Calais rattachés à la Belgique. Le reste du territoire se partage en une zone dite libre dans laquelle s’inscrivent la zone d’occupation italienne et une zone occupée comprenant une bande interdite isolant tous les accès à la mer du Nord, à la Manche, à l’océan Atlantique ainsi qu’aux abords de la frontière suisse.
Cependant, au langage du Maréchal qui se complaît dans le masochisme de la défaite s’oppose un message d’espoir que de Londres, sur les ondes de la BBC, lance le général de Gaulle, message que l’histoire retiendra comme l’appel du 18 juin, premier jour de la Résistance française à l’occupation allemande.
Seule à continuer la lutte, l’Angleterre se prépare à défendre son île, le débarquement des troupes allemandes, galvanisées par leur fulgurante victoire sur la France, paraissant imminent.
Mais où ? Quand et surtout avec quels moyens ?
Comment répondre à ces questions alors qu’une chape de plomb s’est brusquement abattue sur la France dont les communications aussi bien interzones qu’avec le reste du monde sont interrompues ?
L’Intelligence Service lance alors sur la France ses meilleurs agents qui, avec l’appui sur place de leurs « honorables correspondants », vont créer des réseaux de renseignements sur les préparatifs ennemis. C’est ainsi que, répondant à des besoins immédiats, essentiellement militaires et militairement structurés, 266 réseaux quadrilleront le nord de la France comme autant de périscopes renvoyant à l’état-major anglais l’image de concentration militaire allemande prélude à l’invasion.
De son côté, dans une perspective plus lointaine de la libération de la France qu’il faut préparer, le squelettique état-major londonien de la France libre du général de Gaulle n’a pas le même objectif. Le sien consiste à créer sur le territoire national des chaînes d’évasion pour ceux qui désirent rejoindre les FFL ainsi que des réseaux d’information sur les agissements des collaborateurs et des Allemands délictueux afin de les punir à la Libération. De plus, une structure d’encadrement pour les hommes qui, le jour le venu, se dresseront sur les arrières des armées allemandes afin de créer une insécurité permanente chez l’ennemi.
Pendant ce temps, en France, c’est le désarroi. L’immense majorité des Français, sous le choc de ce désastre sans précédent, se repose à l’ombre du glorieux passé du maréchal fétiche, s’en remettant à lui de tous ses préoccupants problèmes. Peu nombreux ceux qui, refusant l’armistice, veulent continuer la lutte. Et comment la continuer ? Rejoindre l’Angleterre ? Pour quelques-uns qui y parviennent, les autres se heurtent à l’insurmontable. L’Afrique du Nord demeurée intacte ? Les mêmes difficultés surgissent.
Reste à lutter sur le territoire, mais de quelle façon ?
Et ces résistants de la première heure se cherchent, plongés dans un environnement hostile où les hasards de circonstances souvent fortuites les font se rencontrer par affinité professionnelle, confessionnelle, d’école ou de pensée et spontanément vont créer des mouvements de résistance généralement autour d’un journal clandestin distribué sous le manteau.
À l’inverse du réseau, de caractère et d’activité militaires, le mouvement1 est d’inspiration plus politique, le recrutement plus ouvert, donc moins filtré, les soucis de propagande étant évidents.
Embryonnaires à l’origine, les mouvements vont se développer pour répondre aux exigences croissantes et multiples de cette guerre totale. Ainsi, au fil des semaines, des mois, des années, des hommes et des femmes obscurs, de tous âges, de toutes conditions sociales et professionnelles, tous volontaires, vont venir grossir les effectifs sans compter les 30 000 d’entre eux qui parviendront à franchir les Pyrénées et la masse croissante des arrestations.
Pour les combattants de l’ombre, les risques sont énormes. Avec l’arrestation commence un terrible parcours, miliciens du gouvernement de Vichy et agents allemands ou français de la Gestapo les soumettant à d’odieuses tortures afin d’obtenir délations et informations. En prison, les conditions de vie sont épouvantables : ils n’en sortent que pour les interrogatoires, le peloton d’exécution ou la déportation.
Des chiffres éloquents prouvent l’âpreté de la répression : plus de 30 000 fusillés, près de 85 000 déportés en Allemagne dont environ 45 000 résistants.
À partir de 1943, de toutes les prisons de France, la plupart des détenus convergent vers le camp de Royallieu à Compiègne, l’antichambre de la déportation.
De là, le 27 avril 1944, quelque 1 700 détenus résistants pour leur grande majorité, compressés à 100-120 par wagon à bestiaux, prennent le chemin de la déportation. Après quatre jours et trois nuits d’un hallucinant voyage où soif, asphyxie, démence et mort n’épargnent aucun wagon, le convoi décharge sa cargaison humaine dans l’enfer d’Auschwitz-Birkenau.
Les 1 655 survivants y seront tatoués sur l’avant-bras gauche de leur numéro de matricule, c’est pourquoi l’Histoire retiendra ce transport sous le nom de « convoi des déportés tatoués ».
Douze jours plus tard, laissant sur place 92 des leurs, morts ou malades, les 1 563 rescapés sont dirigés vers le camp de concentration de Buchenwald d’où 1 000 d’entre eux prennent peu après la direction du camp d’extermination de Flossenbürg.
Ainsi s’achève, dans l’angoissant décor wagnérien et l’atmosphère meurtrière de ce camp de Flossenbürg, l’odyssée du convoi du 27 avril 1944. Commence alors l’histoire des Tatoués qui, aussi bien d’Auschwitz-Birkenau que de Buchenwald ou de Flossenbürg, vont être dispersés et se diluer dans 12 grands camps et 42 kommandos de l’univers concentrationnaire.
Dans le même temps, en cette année 1944, tandis que d’île en île les Américains vidaient le Pacifique de la présence japonaise, tandis que d’offensive en offensive les Soviétiques pénétraient en Europe centrale, les troupes alliées débarquent sur les côtes normandes le 6 juin 1944, la 2e DB entre dans Paris le 24 août, libère Strasbourg le 23 novembre, l’Allemagne se retrouve derrière ses frontières d’avant-guerre.
Comme le temps paraît long à ceux qui épuisent leurs dernières ressources dans les camps de la mort lente.
En janvier 1945, les événements se précipitent. Sous la poussée vers l’est des armées américaines anglaises et françaises, conjuguée au bond vers l’ouest des troupes soviétiques, le système concentrationnaire entre en décomposition avec une démographie galopante consécutive à l’évacuation des camps situés en France et en Pologne.
À mesure que les fronts se resserrent, camps et kommandos proches de la zone des combats se vident en catastrophe, à l’exception des malades abandonnés sur place à leur propre sort quand ils ne sont pas exterminés au lance-flammes.
En avril 1945, l’étau se refermant inexorablement sur la débâcle allemande, le dernier acte de la tragédie de la déportation commence. Pas un détenu ne devant tomber vivant aux mains de l’ennemi, les SS se hâtent de tuer. Du nord au sud et de l’est à l’ouest d’une Allemagne qui se rétrécit de jour en jour, d’inimaginables scènes de cruauté se commettent dont nombre de « tatoués » sont victimes.
Hélas, la tragédie ne s’acheva pas toujours avec la libération pas plus qu’avec l’arrêt des combats le 8 mai 1945.
Derrière les barbelés et les miradors vides où des quarantaines sanitaires imposées par leurs libérateurs impuissants les consignent, des corps minés par la dysenterie et le typhus continuent de mourir. Journellement une centaine de décès à Flossenbürg, plusieurs centaines à Buchenwald et à Theresienstadt, plus d’un millier à Bergen-Belsen. Nombre de ceux qui survivent ne supporteront pas les fatigues du retour, ce retour qu’en France tant de familles attendent avec de cruelles incertitudes…
PREMIERE PARTIE
Ils reviennent
CHAPITRE PREMIER
Ceux d’Auschwitz
Le 8 mai, coïncidant avec l’ouverture des derniers camps du nord de l’Allemagne et au retour des premiers survivants de la déportation, reste marqué par l’onde de choc résultant de la révélation brutale de l’univers concentrationnaire.
Cependant, depuis quelques semaines, des déportés des camps polonais d’Auschwitz et de Majdeneck, libérés depuis la fin de janvier, débarquaient à Marseille venant d’Odessa. Rentrés en même temps que les rapatriés prisonniers de guerre et les requis du STO1, leur petit nombre les avaient fait passer inaperçus. Parmi eux Joseph Grimaldi, l’un des douze rescapés d’Auschwitz du convoi du 27 avril 1944. Ses onze camarades avaient suivi des fortunes diverses, à commencer par Jacques Zahm qu’il avait arraché à sa paillasse du Revier2 le 18 janvier et laissé à l’hôpital de Cracovie après leur évasion de la colonne de Gleiwitz. Jacques Zahm ne retrouvera la France et ses parents que le 16 juillet suivant après un temps de service dans l’armée soviétique3, alors que Baron, Brodka, Chérouge, Gilles, Junguenet, Laur, Micard et Tuaillon, restés au Revier de Birkenau jusqu’à l’arrivée des troupes russes, avaient réintégré leur foyer depuis le début d’avril.
Quant à Pierre Soulié, libéré par les Russes le 25 janvier 1945 et transporté à l’hôpital de Cracovie après l’évacuation du camp de Birkenau, il y était resté jusqu’au début de mai où, conduit à Odessa, il avait été rapatrié à bord d’un cargo. Il apprit la fin des hostilités en rade de Naples le 8 mai 1945 et débarqua le 10 mai à Marseille.
Georges Martin, le dernier de ce groupe de Tatoués qui jusque-là avait bénéficié d’une chance à répétition vit son retour compromis.
Lorsque les troupes de choc soviétiques ayant libéré le camp avaient cédé la place à des éléments plus civilisés qui avaient normalisé la situation et pris le camp en charge, un colonel russe, s’exprimant parfaitement en français, s’était adressé à Georges Martin.
« Ne jugez pas les Russes et l’armée russe sur ce que vous venez de voir ! Les Mongols sont des troupes de choc comme il y en a dans tous les pays. Maintenant l’armée régulière arrive. Nous allons évacuer le camp de Birkenau et nous concentrer sur le camp d’Auschwitz construit en dur.
« Vous me paraissez à peu près en bonne santé, nous allons vous garder avec nous un certain temps, car notre but est de transférer immédiatement les malades d’ici au camp d’Auschwitz. Nous y installerons une antenne médicale et chirurgicale pour soigner nos blessés et les déportés de manière à pouvoir vous rapatrier dans les meilleures conditions possibles. »
Quelques jours plus tard l’hôpital de campagne, aménagé dans ce qu’il restait d’Auschwitz1, entrait en service.
Georges s’occupait non seulement des médicaments à distribuer aux malades, mais aussi de l’organisation et de la répartition des corvées, secondant le colonel pour assurer la bonne marche de l’hôpital sur le plan administratif. Parfaitement intégré au sein des services de santé soviétiques, il ne manquait de rien, mangeait à sa faim et partageait les loisirs de ses camarades russes. Seul inconvénient, l’obstacle de la langue, mais il parvenait à se faire comprendre.
Chaque matin, le nombre d’hommes dont il avait besoin pour son service provenait du camp de prisonniers de guerre allemands regroupés à Birkenau. Le jour où la première équipe était arrivée sous sa tutelle, il avait eu une réaction impuissante de vengeance car il fallait accomplir le travail. Les journées passant, ses velléités de représailles s’étaient estompées, d’autant qu’il ne s’agissait pas de SS mais de soldats réguliers de la Wehrmacht.
Georges commençait à craindre que les Russes ne le gardent.
Il travaillait avec une infirmière ayant le grade de lieutenant qui voulait absolument l’emmener chez elle à Zagatovsburg pour fonder un foyer. Beaucoup de patience et d’explications avaient été nécessaires pour qu’elle admette les difficultés d’une telle union, différence de langue, de culture, de religion, de climat, tellement d’obstacles… tout s’était très bien terminé, sans rancune de sa part.
Le 8 mai 1945, à l’annonce de l’arrêt des combats, il s’était immédiatement présenté au colonel.
« Mon colonel, plus rien ne s’oppose à présent à mon rapatriement.
« Il faut que vous restiez avec nous le temps de rapatrier tous les déportés d’ici, afin d’éviter toute perturbation pour les plus mal en point, les derniers à partir d’ici. »
Ce qui avait reporté son retour de trois mois. En août 1945, il partait effectivement avec le dernier train des grands malades pour Pilsen où le convoi passait en zone américaine d’occupation en Allemagne. Rapatrié dès le lendemain en avion, il atterrissait enfin au Bourget. Conduit à l’hôtel Lutetia, il y restait deux jours pour la visite médicale, les contrôles d’identité et l’interrogatoire sur son passé de résistant et sa déportation1.
Pendant son séjour à Auschwitz, Georges Martin n’avait jamais eu la possibilité d’envoyer de messages à sa famille. À Poitiers, où ses parents habitaient, il avait été porté disparu. Sa sœur, le croyant mort depuis longtemps, s’était évanouie dès qu’il s’était présenté à sa porte.
« Pour les parents, tu ne peux pas y arriver comme cela, ils te croient mort. Comment vont-ils réagir ? Reste ici, je vais aller les prévenir de ton retour. »
C’est ainsi que le 12 août, vers 18 heures, Georges Martin tombe dans les bras de ses parents muets de bonheur. Deux années de soins et de convalescence lui seront nécessaires avant de reprendre une activité presque normale.
La joie des retrouvailles de ces quelques rescapés d’Auschwitz avec leur famille sera tempérée par leur état de santé qui nécessitera de longs mois de repos, Louis Micard excepté qui reprendra l’uniforme après deux mois de convalescence.
Il semble que la libération des complexes d’extermination d’Auschwitz et de Majdeneck avec les macabres découvertes faites par les troupes soviétiques n’ait guère retenu l’attention des rédactions des grands quotidiens français. Pas plus d’ailleurs que la découverte du camp de Natzweiler-Struthof, en novembre 1944 par les troupes américaines, dont les détenus avaient été évacués en septembre. Bien que les installations de chambres à gaz et de crématoires soient restées en l’état, les informations recueillies n’avaient pas permis, comme à Auschwitz et à Majdeneck, de saisir la spécificité du système concentrationnaire. Pour preuve, l’article de L’Humanité du 7 décembre 1944 évoquant le Struthof :
Ici l’on tuait avec les raffinements de la barbarie scientifique.
Une route tout en lacets qui monte entre les forêts de pins et les prairies. Paysages mélancoliques et doux, torrents limpides au lit de granit rose. […]
Au loin les baraques gris-vert, aplaties et lugubres : le camp de concentration. Le brouillard des montagnes vosgiennes pénètre partout. […]
Il ne faisait pas bon être français ici… Toujours la faim, toujours le travail dans la carrière. Faire la route, faire les baraques. Tous les jours des morts par la fatigue ou par la maladie ou par le pistolet des SS.
Pour prendre la mesure exacte de l’atroce réalité du camp de Majdeneck, il faudra attendre que la commission d’enquête polono-soviétique remette son rapport le 16 septembre 1944. La presse écrite change de ton ainsi que le démontre à la une L’Humanité des 17 et 18 septembre suivants, titrant :
Un million et demi d’assassinés dont de nombreux déportés français au camp de la mort près de Lublin-Maïdeneck.
Avec à l’appui une photo aussi saisissante que la légende qui l’accompagne :
Ces corps décharnés, ces faces hagardes, ces êtres ayant perdu jusqu’à l’apparence humaine, ce sont nos frères, ce sont des Français dans l’état où les ont réduits les mois de tortures subies au camp de Lublin-Majdeneck.
L’article constitue une macabre synthèse de ce que la France apprendra huit mois plus tard. Pêle-mêle, il décrit le traitement sauvage des détenus, privés presque entièrement de nourriture, devant assurer seize heures de travail par jour, roués de coups. Quant aux femmes, elles sont violées puis tuées à coups de pied. Enfin, d’énormes fours crématoires fonctionnaient pour brûler les innombrables cadavres qu’un tel régime provoquait.
À Auschwitz, les nazis venaient juste d’achever le démantèlement des installations spécialisées dans l’industrie de la mort lorsque les premières troupes soviétiques étaient entrées dans le camp le 25 janvier 1945.
Ce n’est que le jeudi 15 mars 1945 qu’apparaît pour la première fois dans un quotidien, toujours L’Humanité, le nom de Birkenau : « Dans l’odeur de la chair brûlée de l’enfer de Birkenau. »
Ces révélations, pour horribles qu’elles soient, ne semblent pas avoir eu la résonance attendue étant donné la faiblesse numérique des déportés et surtout du nombre de survivants de ces deux camps : 2 400 juifs sur 76 000 seulement et quelques centaines sur les 4 000 Français non juifs. On pouvait également penser que ces deux camps étaient réservés à des catégories spéciales de détenus sans aucun lien avec la détention pour faits de résistance ou de persécution de sujets français.
On serait tenté de le croire à la lecture de la presse de mars 1945.
Le 8, l’un des entrefilets à la une du Parisien libéré intitulé : « Le sort des prisonniers va s’améliorer » se montre rassurant pour celles et ceux qui attendent un être cher.
Revenant de Genève, le professeur Justin Besançon, président de la Croix-Rouge française, a exposé à la presse les résultats qu’il a acquis au cours de son voyage.
Avec l’appui du ministre des Prisonniers et Déportés, il a pu obtenir que des observateurs neutres soient placés dans des camps de déportation.
Le 24 du même mois, La Croix apprend aux Français étonnés qu’il ressort des déclarations faites à l’Assemblée nationale par M. Fresnay1 que la France compte actuellement 1 000 000 de prisonniers, 700 000 déportés du travail, 600 000 déportés politiques et 700 000 sinistrés1.
Confronté à ces chiffres exorbitants, le gouvernement prend des mesures exceptionnelles pour les recevoir dans les meilleures conditions possibles.
On peut s’attendre à un retour massif et prochain des prisonniers et des déportés. Il s’agit par tous les moyens d’assurer leur accueil et leur hébergement.
Le général de Gaulle, en chargeant Yves Farges, commissaire de la République de la région Rhône-Alpes, de cette organisation entre la Suisse et Lyon, a précisé qu’elle devait, si besoin est, « faire l’objet de mesures exceptionnelles ».
« Nous nous préparons, a déclaré Yves Farges, à utiliser ces pouvoirs exceptionnels pour mobiliser en faveur du rapatriement tous les bras et toutes les compétences, tous les locaux et tous les moyens dont nous pourrons avoir besoin. Entre la frontière suisse et Lyon, tous les hôtels doivent se considérer dès demain comme réquisitionnés. »
Le ministère s’active, pour être prêt le moment venu, en réquisitionnant le hall de la gare d’Orsay qu’il aménage afin que les rapatriés y subissent les dernières et ultimes formalités avant de rentrer chez eux et, le 12 avril, également réquisitionnés, les cinémas Gaumont, place Clichy et Rex, boulevard Bonne-Nouvelle, fermés au public dès cette date.
Entre-temps, le mercredi 4 avril, en huitième de page, Le Parisien libéré annonçait : « Le retour par la Russie de deux déportés rapatriés d’Odessa. »
De quel camp viennent ces deux déportés ? D’aucun, d’après la lecture de l’article :
Requis de force, Albert Botrel et Bernard Lhermenot travaillaient à Sosnowitz dans une usine de munitions.
C’est le 27 janvier que la fulgurante poussée des armées soviétiques les libéra. Cela s’est passé très simplement, nous ont-ils déclaré : « On s’est endormi la veille avec les Allemands, on s’est réveillé le lendemain matin avec les Russes… » Ils furent admirablement traités par leurs libérateurs.
Le lendemain, ce même quotidien mentionne, sous sa rubrique de dernière heure :
Venant d’Odessa, 1 6661 rapatriés arrivent à Marseille. Sur les quais, une foule enthousiaste assistait à l’événement. […] Parmi les rapatriés, Maurice Honel, député de Levallois-Perret, qui a fait aux journalistes d’émouvantes révélations sur les conditions dans lesquelles il avait été arrêté et sur le traitement qu’il avait subi en Allemagne.
Il est curieux que le rapatrié Maurice Honel, libéré d’Auschwitz le 22 janvier précédent, n’ait à aucun moment de son interview cité le nom de son camp, à moins que le journaliste n’ait pas jugé utile de le mentionner.
À nouveau, les 12 et 19 mai, La Croix signale l’arrivée à Marseille de paquebots venant d’Odessa, le premier avec 3 300 prisonniers, le second sans précision quant à l’effectif débarqué, dans les deux cas rien sur la qualité des rapatriés.
Avec la jonction en Allemagne courant avril des armées américaines et soviétiques, ce seront les deux derniers rapatriements par Odessa.
En conclusion, sur la dizaine de milliers de rapatriés débarqués à Marseille, le nom d’Auschwitz n’a été mentionné qu’une fois, contrairement aux stalags des prisonniers de guerre. Si les journalistes régionaux présents aux débarquements ne les ont pas interviewés, c’est sans doute parce que les quelques déportés2 noyés dans la masse des prisonniers ne pouvaient être remarqués, leur libération remontant à quatre mois, leur aspect physique ne les distinguait plus et ne reflétait plus les horreurs qu’ils avaient subies. En outre, ils étaient revêtus de tenues civiles, leurs uniformes de bagnards ayant été brûlés par les Russes.
D’ailleurs, lorsqu’ils commencent à rentrer d’Allemagne, prisonniers et déportés sont confondus dans une même catégorie de rapatriés. Ainsi La Croix du 16 avril, titrant en première page :
Un million de Français sont libérés.
Monsieur Fresnay estimait vendredi dernier à un million le chiffre approximatif des prisonniers de guerre, déportés et travailleurs français libérés actuellement.
À ce jour 102 000 sont rentrés dans leurs foyers. Le rythme des rapatriements est en nette progression et atteint maintenant le chiffre de 15 à 20 000 par jour. […] Environ 10 000 prisonniers et déportés français de la zone occupée par les troupes du général de Lattre de Tassigny ont déjà été rapatriés, 6 000 autres le seront prochainement.
La tragédie de la déportation ne s’achève pas toujours avec la libération des camps. Derrière les barbelés et les miradors vides où des quarantaines sanitaires imposées par leurs libérateurs impuissants les consignent, des corps minés par la dysenterie et le typhus continuent de mourir. Hormis les malades et les blessés dirigés vers les grands hôpitaux hâtivement aménagés pour les recevoir, à partir de la mi-avril, les rescapés seront généralement accueillis à Paris à l’hôtel Lutetia où ils passent la visite médicale et affrontent l’interrogatoire des divers enquêteurs avant d’aller se briser sous les étreintes trop fortes des leurs qui bien souvent ne les ont pas reconnus, ou subir l’inévitable assaut de parents angoissés qui leur plaquent sous les yeux des photos d’inconnus. Tous les rapatriés ne survivront pas au choc émotionnel du retour. Pour la plupart des autres, à l’hospitalisation succédera une convalescence plus ou moins longue, prélude à une réinsertion difficile lorsqu’elle ne sera pas impossible. À titre d’exemple, sur les quelque 1 700 déportés du convoi des Tatoués du 27 avril 1944, 833 seulement retrouveront leur foyer et moins de 600 y survivront durablement. Dans les années 1945 on avait coutume de dire que nul n’était sorti des camps de la mort tel qu’il y était entré. On peut conclure aujourd’hui que la déportation a brisé bien des vies qui n’ont jamais pu jouir pleinement d’une liberté chèrement gagnée, des vies sans cesse repliées sur elles-mêmes, toujours à la recherche d’un passé révolu.
Né en 1926 à Paris, entré dans la Résistance à quinze ans et déporté à dix-sept, André Bessière est l’auteur de L’Engrenage et D’un enfer à l’autre, vaste fresque historique sur la Résistance et la déportation. Le présent ouvrage, Revivre après, en achève le triptyque. André Bessière est également l’auteur d’une biographie, Destination Auschwitz avec Robert Desnos, qui fut son voisin de paillasse dans les camps de concentration.