Le principe de misère
Qu’est-ce que le principe de misère, sinon le fondement de notre civilisation marchande? Il résulte d’une fondation, à laquelle nos aïeux du xixe siècle ont contribué, sans savoir où les conduisait cette dépossession de soi, cette perte volontaire d’identité. Notre civilisation est matérielle et suit des logiques matérielles, la spiritualité s’y réfugie dans des arts abscons, des croyances et des envies inavouables. De grands auteurs avaient cru pouvoir nous persuader que nous étions corps et âme unis, qu’une harmonie pouvait s’établir entre tous et au sein de chacun d’entre nous: Leibniz fut de ceux-ci. Avant lui Spinoza avait posé les bases d’une réforme de l’entendement par laquelle, libres des autorités théologiques et politiques, nous apprendrions à nous connaître.
Au commencement du xixe siècle un génie, Charles Fourier, avait trouvé que nos passions interdites étaient la source et le levain d’une vie florissante où travail signifiait accomplissement, rencontres et inventions. Dès 1840 Eugène Buret, mort à trente ans, écrivit un essai, De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre. C’étaient alors les deux pays «modernes», les philosophes et les économistes y développaient de grandes théories de la liberté par l’échange marchand, de la paix et la prospérité par l’exhibition de l’argent, un maître commode et discret, patient et fructueux.
Ce fut un maître vindicatif, qui inventa l’anonymat des hommes puis des sociétés; qui changea pauvreté et manque en servitude et besoin; qui rendit les possédants plus durs encore, les envieux plus séparés de leurs semblables. Les modernes, penseurs et puissants, trouvèrent bonne la voie empruntée et y virent l’effet naturel de la raison discriminante. Aujourd’hui se tient un vaste procès de réhabilitation de ces modernes, d’Adam Smith à Frédéric Bastiat, de M. Guizot à Herbert Spencer. Des esprits critiques tel Tocqueville sont arasés de leurs craintes. Nietzsche qui avait vu contre Descartes et avec Leibniz que la conscience n’est qu’un «accident de la représentation» a été approprié – car tout fait l’objet d’appropriation privée, dans cette civilisation marchande d’idées comme de consolations – à une pensée antirationnelle, comme si la pensée moderne était la raison. Il avait pourtant perçu, et des esprits libres – Adorno et Horkheimer – l’ont compris, le règne d’Ulysse fondant sa puissance en bâtissant des mythes nouveaux, où il était seul maître, intercesseur des puissances capricieuses auxquelles ses sujets jusque-là étaient soumis.
Le principe de misère est l’indéfini du transitoire, un mal que nous soignons par le mal: reprochons aux pauvres d’être pauvres, accueillons parmi nous les pauvres qui ont réussi – les Américains parlent d’Achievement_–, sachons qu’il n’y a rien à savoir que nous ne connaissions déjà et défions-nous des égarements de la raison rebaptisée «utopie». Car la toile affublée du beau nom de réalité se fend parfois, des scènes affreuses se déroulent au-delà: l’au-delà est la scène de l’horreur. Nous donnons de l’argent pour raccommoder la toile et nous déduisons de nos déclarations de revenus ces dons, qui sont autant de dénégation de l’au-delà de la réalité, une fausse monnaie réservée à ceux de l’au-delà.
Cet ouvrage met en évidence le thème de la force. Comment les puissants ont abandonné le contrôle du sens en s’engouffrant «à la recherche de leurs intérêts» dans un univers de la force incontrôlée. À l’idée de l’infini succède le présent éternel ou, si l’on veut, l’éternité plus un jour, comme l’écrit Shakespeare, l’éternité fausse promesse, un jour, celui qui est et sera le même le jour suivant d’un gris très clair, comme le brouillard qui cache l’océan. Tel est le principe de misère où l’humanité se faisant guidée par l’idée de l’infini devient res nullius. Misère se tient à la porte de chaque «maison», qui est la coque imaginaire des intériorités séparées. Progrès est le mécène de Misère, qui attire les Ulysses modernes vers des mythes nouveaux, où ils peuvent régner comme Hamlet, dans la folie meurtrière ou plutôt se soumettre au jour le jour à l’être imaginaire qui les console d’avoir perdu le sens. Lévinas évoque le «débordement de la pensée objectivante par une expérience oubliée dont elle vit1_». Ce que je comprends ainsi: agir et penser présuppose que je ne suis moi que dans la mesure où une force, dont j’ai oublié l’expérience, me sépare et m’isole en psychisme ou manière d’être. Le «moi du cogito, écrit encore Lévinas, s’accroche à l’absolu» afin d’échapper à la contrainte du lieu et du temps, et de la sorte pensé-je, s’abandonne à la force. George Steiner réfute la lecture que fait Simone Weil de L’Iliade et je maintiens que cette lecture est vraie: la force n’est pas la puissance mais le dépassement de la puissance. Par le manque dont toujours souffre le puissant, il va jusqu’à affronter la force qui le terrasse.
Plus, à la force abandonnée ouvrant le grand chaos, ceux qui comptent dans leur folie ont investi de nouvelles autorités économico-politiques, supposées conférer du sens à la «marche sans boussole» de la civilisation. Ces autorités dénuées de toute transcendance n’ont su installer que la guerre qui «dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs2_». Voilà défini le principe de misère, les obligations humaines envers chacun, les obligations de chacun à l’égard de l’humanité comme infinie au-delà de la totalité présente sont suspendues dans le provisoire. Le principe de misère est celui d’une soumission à une autorité déclarée inconnaissable, irreprésentable mais d’intérêt public. Avec lui le supposé réel est en permanence soumis à la force, ce réel à quoi rien n’est extérieur puisqu’il résulte dans l’instant de vies mutilées, de masques d’un seul usage qui peuvent revêtir toute chose, tout être aujourd’hui intéressant, demain jeté au trou de mémoire. Là où le moi devrait se révéler dans et par le monde, il est privé de séjourner, de s’identifier et d’être chez soi.
L’imposture est d’autant plus profonde que la croyance en l’économique, elle-même fondée sur la conviction de l’infranchissable économie de marché, a réduit les étants en latents. Nous ne sommes au monde qu’à titre de signes dénués de sens, des bons à valoriser l’argent par le truchement des marchandises. Or le «capitalisme historique» dont Schumpeter annonçait la fin en 1943 est bien mort. À sa place a prospéré un implant qui se greffe lui-même, taille dans ses branches vives, conserve des isolats salariés qui sont comme sa floraison, hâtive et courbée, tôt ensevelie dans l’humus nourricier. Cette plante sauvage dont la sève nourrit les États et les négociants-aventuriers était en germe au sein du capitalisme industriel et n’en est pas un rejet. Elle sommeilla pendant l’époque de «l’âge d’or» de l’économisme triomphant, des visionnaires en eurent la réminiscence comme s’ils se souvenaient de ce qui fût advenu sans la découverte de l’industrie, de l’armée industrielle, du commerce industriel, de la banque industrielle. Ces gens n’étaient pas économistes ni philosophes penchés sur leur discours, ce furent Georges Bernanos, George Orwell, Boulgakov, des gens de lettres, Robert Sheckley, Philip K. Dick, Pohl et Kornbluth, auteurs de science-fiction, Rothko, Malevitch, des peintres et avant tous Simone Weil réputée blasphématrice, impie et relapse, toujours en jugement auprès du tribunal des pense-creux, qui après tout vivent aux crochets de la misère.
Le principe de misère
«Relations humaines. Toutes celles qui contiennent de l’infini sont injustes. Or, quoique tout se qui se rapporte à l’homme soit fini et mesurable, néanmoins, à partir d’un certain degré, l’infini entre en jeu. […] Le désir est illimité par nature, et cela est contre nature, parce que l’infini n’est pas à sa place au niveau du désir. Dans le monde des objets du désir, qui est le monde manifesté, il n’y a pas d’infini.»
Simone Weil, Cahiers, I, 59, 140.
«L’idée de l’infini implique une âme capable de contenir plus qu’elle ne peut tirer de soi. Elle dessine un être intérieur, capable de relation avec l’extérieur et qui ne prend pas son intériorité pour la totalité de l’être.»
Emmanuel Lévinas, Totalité et infini.
À faire du passé un monument, dans lequel est supposé rangé tout le patrimoine social; à imaginer le futur comme une
catastrophe, l’invasion des Barbares et la perte de toute propriété, on vit un présent sans consistance, fait de l’oubli des pensées gênantes, du souci d’être de son temps et de n’en rien perdre. Bâtir sur l’ordure que l’on a produite et sur les cendres de ce qui fut, gérer son bien, prendre de l’intérêt, voilà qui autorise à empiler de la misère nouvelle sur l’ancienne, en se disant que c’était hier, et c’est déjà passé. Alors, on s’enquiert auprès des penseurs notoires de crimes très vieux, au moins suffisamment vieux, qui ont été commis par d’autres, et sur lesquels on exerce sa vertu commémorative. Notre civilisation marchande paraît issue des manuels d’économie politique, de pensées modernes, et nous disputons si Jean-Jacques n’a pas fait le malheur des pauvres, des gens sans parole et des fusillés pour l’exemple. Il faut être clair: chez les penseurs à patente, on est du côté de la force, de l’institué, du gratifiant, ou bien votre conscience ne vous laisse de répit, que vous n’ayez rendu justice. Ce n’est pas de Nabuchodonosor qu’il est question mais de nous. L’auteur de ces lignes a rencontré des hommes et des femmes remarquables, sourds, aveugles et bavards, parfois même savants, qui s’obstinent à creuser le vide et, détail considérable, qui y trouvent leur gagne-pain.
Jusqu’au début des années 70, il fallait chercher dans les bas-fonds de la faculté de droit de Paris pour trouver des agités qui croyaient, apparemment avec de bonnes raisons, que le péril bolchevique était là et menaçait la société comme aujourd’hui le terrorisme surgi du néant, l’autre absolu couvé par la grippe aviaire. À part ces excités, personne ne croyait vraiment qu’il existât une société, et l’on savait bien par de remarquables travaux – ceux d’Émile Durkheim en France, ceux de Georg Simmel en Allemagne – à quel point était problématique la constitution d’un groupe macrosocial. Depuis la réaction thermidorienne de la fin des années 70, tous et chacun se prirent à croire que le communisme était le Mal. Le miracle de la prophétie de Soljenitsyne confirmé par la «chute du système» y mit le comble. Cette étrange association entre régimes despotiques et communisme semble incroyable: parce qu’un certain nombre de despotes, brutes maladroites et dirigeants de partis de religion révélée, avaient pris le pouvoir au nom du «marxisme», et avaient déclaré que les peuples sous la terreur ou sous une morne résignation marchaient vers le «communisme», les esprits éclairés du «Monde libre» crurent que c’était vrai! Joseph Staline, philosophe profond, ses imitateurs ensuite avaient affirmé qu’ils étaient communistes, donc ils l’étaient. Nous avons des écrits irréfutables de ces temps nouveaux, dans lesquels on nous parle de Passé d’une illusion, de Livre noir du communisme et ainsi de suite. Rétrospectivement, chacun put voir de quel péril l’humanité était sauvée, et comme on avait eu tort de trouver exagérées les mises en garde de MM. Hayek, Route de la servitude, et Karl Popper, La Société libre et ses ennemis. Dans le même temps, les chars russes mystérieusement furent en panne, les performances des «pays communistes» abolies, les régimes effondrés sous leur pesanteur: l’horreur communiste s’enfonçait dans un passé où la Zone où les vœux s’exaucent, évoquée dans Stalker de Tarkovski, est néantisée. Le monde libre l’emportait, la société se reconstituait. Enjambant les craintes périmées de Husserl, l’idéal d’une philosophie universelle de la modernité reparut et les penseurs du soupçon furent écrasés sous leurs blasphèmes1.
C’est alors que l’on se remit à l’étude du passé normal: on sut que le travail était dur pour les pauvres, que leurs enfants n’allaient pas à l’école, que leurs filles devaient trouver un gagne-pain honorable ou non. Nous reconnûmes que ces sacrifices n’avaient pas été vains puisqu’ils avaient permis aux générations suivantes – à nous en fait – de connaître une société plus prospère, plus pacifique, plus équilibrée. Certes des excès sont commis: terrorisme, réchauffement de la planète, génocides et famines, mais si nous n’avions plus l’adversité, ce serait la fin de l’histoire et d’ailleurs nous luttons contre. Alors vient à l’esprit une fable: trois philosophes dorment au pied de trois arbres, ils se font face et forment un triangle équilatéral. Un farceur profite de leur sommeil pour peindre sur le front de chacun un rond rouge, puis il se cache et fait éclater un sac en papier. Les trois dormeurs s’éveillent et, d’un coup, chacun se met à rire. Un temps passe et les trois rires s’arrêtent, comme si ces esprits avaient été foudroyés. Que s’est-il passé? Nommons-les A, B, C. A se dit: je ris parce que B et C sont barbouillés de peinture; B: je ris parce que A et C sont barbouillés; C: je ris, etc. Soudain A comprend que, s’il a été épargné, B rit de C et C de B. Oui mais puisque B rit, c’est qu’il rit de C. Oui mais puisque C rit aussi, il faut bien qu’il se dise que B rit d’un autre que lui, sinon lui, C, serait barbouillé, il rit donc de A, donc A sait qu’il est peinturluré. À cet instant, chacun comprend qu’ils sont tous victimes de la même farce.
Nous sommes de piètres philosophes pour croire que nous pouvons nous croire sauvés. Les penseurs du xixe siècle concevaient d’étonnantes illusions, ils ne peuvent nous voir, mais nous pouvons les voir et si nous croyons avoir raison, il faut qu’ils aient eu raison aussi. Est-ce une marque ontologique? Ceux du xixe_siècle, même les charlatans, les hommes de pouvoir et les financiers, portaient en eux quelque chose, qu’ils ont laissé perdre. Sont-ce des frayeurs de la mauvaise conscience: les Américains croient au diable, aux sorcières et aux esprits; nous souffrons de la hantise de ce que nous mangeons et respirons: les aliments et l’air peuvent-ils nous tuer? Nous reste-t-il des projets d’avenir? Certes: en 2030 un Américain sur Mars et les Chinois premiers pollueurs de la planète.
En 1840, Eugène Buret publia La Misère des classes laborieuses en France et en Angleterre. À la lecture de cet essai, confronté aux penseurs de l’économie politique et aux philosophes de la modernité, on est stupéfait d’apprendre tout ce que cet auteur, mort à trente ans, avait compris de la Grande Menace, l’accaparement, l’accumulation, la dépossession au nom du Progrès et de la Fatalité inscrite dans l’histoire des hommes. Dans cette misère d’abord comprise comme châtiment des pauvres, le xixe siècle vit un formidable non-avènement : l’oubli. Oubli d’un monde jadis espéré à la rencontre de l’infini, désolation d’un enfermement et d’une séparation au sein d’une totalité. Les docteurs en réfutation ont bâti, à leur façon brouillonne et irresponsable, un vaste édifice de raisons et de morales fondées sur un échafaudage extrêmement précaire d’arguments. Le temps est passé, le moment fondateur est toujours là devant nous. Raisons et morales ont été balayées par le souffle des calamités. Nous n’avons pas osé défaire l’échafaudage et seul demeure cet édifice. Il a ses gouverneurs et sa bibliothèque babélienne, où les sciences incertaines ravaudent la réalité réduite aux théories des moindres dégâts : demain sera bien. Des voix ont été étouffées : Gracchus Babeuf, Félicité de Lamennais, Simone Weil – prophètes et martyrs. Marx le maudit fut desservi par ses adeptes mêmes. Les Penseurs de la vie normale nous dirigent là où nous sommes, la civilisation marchande tempérée de démocratie est notre éternel présent.
Philippe Riviale, directeur de séminaires au Collège International de Philosophie, est notamment l’auteur de L’Impatience du bonheur, apologie de Gracchus Babeuf (Payot, « Critique de la politique », 2001).