Entre chiens et loups
Passer de Nietzsche à Rosenberg donne la mesure de la catastrophe dans laquelle a sombré la production philosophique dans l’Allemagne de la «révolution conservatrice». Cette abondante et multiforme littérature aura assurément contribué à faire tenir pour évidences inébranlables des convictions insensées, pour lesquelles le crime devient vertu tandis que le fantasme de la race et du Volk germaniques s’élèvent à la valeur suprême. C’est à cerner les voies d’une accablante destruction de la philosophie que l’essai s’attache. L’océan des faussaires, loin d’être homogène, fait l’objet d’un travail de distinctions soucieux de ne pas diluer dans la notion vague de « fausse philosophie », l’abîme qui sépare par exemple un Schuler d’un Spengler. C’est que la parodie de philosophie peut venir d’illuminés obsessionnellement antisémites, elle peut venir de francs escrocs, comme elle peut être le fait d’esprits instruits et sans doute sincères. Ceux-là suscitent l’intérêt, d’autant que la réception de leurs inventions connaît un accueil bienveillant fort au-delà du moment de leur apparition. Tel est le cas de Spengler. Examiner son Déclin de l’Occident conduit à introduire une notion neuve: celle d’idéologie philosophique, dont la portée paraît généralisable. L’ouvrage se meut donc sur deux rives. Il prend son départ dans une perplexité initiale: par quels chemins de pensée et d’écriture la grande tradition philosophique allemande a-t-elle été massacrée pour s’échouer et rendre l’âme, comme il arrive avec les «visions-du-monde» et Le Mythe du XXe siècle ? Mais l’examen de cette question fraye un chemin indépendant de la configuration historique en jeu. La notion d’idéologie philosophique éclaire une classe d’écrits désormais continûment présents: les mots par lesquels Hannah Arendt se voit elle-même en formulent la nature paradoxale, puisqu’il s’agit de rédiger en philosophe de l’anti-philosophie.
Préface de Bernard Bourgeois